L’essence de la flèche | Beaux Arts


Voici Sébastien, les mains dans le dos, les yeux au ciel. Le saint finement auréolé semble s’adresser au divin. Le visage relevé nous est présenté en contre-plongée : nez droit, bouche fine, sourcils dessinés, cheveux blonds. La Violante de Titien (vers 1515–1518) n’est pas si loin. L’androgyne quasi nu porte un simple châle en guise de cache-sexe. Deux flèches hérissent délicatement les flancs de cette statue immaculée. Le martyr est tout relatif : le visage en extase oscille entre curiosité et plaisir, aucune douleur franche ne vient crisper sa chair.

Pérugin et Titien, « Saint Sébastien » (détail) et « La Violante » (détail)

Pérugin et Titien, « Saint Sébastien » (détail) et « La Violante » (détail), XVe siècle et vers 1515–1518

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Huile sur bois et Huile sur toile • 1,76 × 1,16 m et 65 × 51 cm • Coll. musée du Louvre, Paris et Coll. Kunsthistorisches Museum, Vienne • Photo © Josse / Bridgeman Images et © Mondadori Portfolio / Electa / Remo Bardazzi / Bridgeman Images

Le Kouros peu courroucé est attaché au milieu d’une loggia. Les chaînes sont invisibles, les mains presque libres. Cette torture improbable se situe entre deux colonnes garnies de grotesques. Naviguant entre les motifs, les regards curieux verront peut-être ces deux petits démons sculptés face à face. Celui de droite a la bouche fermée, son vis-à-vis se tient bouche ouverte. Quelques éléments d’architecture sont finement détériorés : une colonne est découpée au millimètre, une arcade de la voûte s’est détachée sans rien laisser traîner. Entre ces dégradations curieuses, Sébastien se présente dans un contrapposto très engageant.

Le fameux déhanché permet à l’adolescent d’avancer ligoté. Pas facile. Autre conséquence plastique : les flancs de Sébastien s’infléchissent pour faire écho aux douces collines de l’arrière-plan. Derrière la balustrade de marbre, l’atmosphère varie entre les verts et les bleus. Des arbres plantés un peu partout comme des pointes tombées du ciel rappellent les flèches caressantes. Ces mêmes flèches sont mentionnées plus directement au premier plan. Sur la seule marche conduisant à la loggia est inscrit un extrait d’un psaume pénitentiel (38, vulgate 37) : « Sagittae. Tuae.Infixar. Sunt.Michi », ce qui signifie : « Tes flèches se sont abattues sur moi. »

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Au fil de l’histoire, Sébastien va être prié comme protecteur contre la peste.

La trajectoire du saint vaut le détour. Commandant de cohorte sous Dioclétien, il se fait surtout connaître comme convertisseur chrétien dans les rangs de l’armée. Ce genre d’activités extra-militaires le condamnent à être percé de flèches (on dit sagittation en bon français). « Il en fut tellement couvert, qu’il paraissait être comme un hérisson », écrit Jacques de Voragine. Le renverseur du paganisme romain est alors représenté aux côtés de ruines antiques. Au fil de l’histoire, Sébastien va être prié comme protecteur contre la peste. il faut dire qu’entre 1347 et 1533, l’Italie est ravagée par le fléau. Ce corps nu, préservé et sans bubon, fait office de bouclier face aux flèches de la maladie. Dévots et dévotes veulent capter la santé de Sébastien pour éviter le pourrissement. Souvent une ville dans le fond apparaît préservée. Les yeux au ciel, Sébastien intercède auprès du divin.

Étonnamment, les compositions placent le spectateur à hauteur des archers. Une disposition un peu gênante qui transforme le dévot en bourreau du protecteur… Heureusement, la flèche pointe des sens différents. Outre les stigmates de la peste, elle devient aussi le regard du spectateur, posé sur son corps. Moyen direct d’accéder à son invincibilité, elle symbolise le lien amoureux, spirituel. Cette symbolique déjà énoncée dans les poèmes de Guido Cavalcanti (1258–1300) est reprise par Marsile Ficin dans De Amore (1469). Outre le regard amoureux, ce best-seller renaissant met aussi en lumière la relation entre deux hommes. Pour Ficin, ce lien serait le plus à même d’atteindre l’amour céleste, platonique : « Le corps des hommes aussi bien que leur âme est fécond et tous deux sont poussés par l’aiguillon de l’Amour à la génération. »

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Andrea Mantegna et Antonello Da Messina, « Saint Sébastien » et « Saint Sébastien »

Andrea Mantegna et Antonello Da Messina, « Saint Sébastien » et « Saint Sébastien », XVe siècle et vers 1475–1476

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Tempera sur toile et huile sur toile posée sur panneau • 2,55 × 1,4 m et 171 × 85 cm • Coll. musée du Louvre, Paris et Coll. Gemaeldegalerie Alte Meister, Dresde • Photo © Josse / Bridgeman Images et © Staatliche Kunstsammlungen Dresden / © Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Bridgeman Images

Parmi les corps masculins, celui de l’adolescent androgyne est le plus à même de capter cet amour. Ni homme ni femme, l’androgyne est un ange. Sa beauté céleste s’incarne à travers différentes figures élaborées à la Renaissance : David – épée à la main, Jean-Baptiste – sourire en coin, Sébastien – flèches sur les reins. Petit problème : la nudité de Sébastien trouble les dévots. L’amour céleste et l’amour charnel se côtoyant de près, l’Église demande aux artistes de faire saigner le martyr pour que sa chair soit repoussante. Mais les voix du Seigneur ne pénètrent pas toutes la porte des ateliers… Nombreux sont les Sébastien à peine effleurés, nombreux aussi sont les artistes à embrasser toutes les amours. Chez Sodoma, Verrocchio & Co, les hommes s’aiment également sur Terre. Père de sept fils, le Pérugin sera d’ailleurs l’amant du peintre Aulista d’Angelo.

En retournant vers Sébastien ligoté dans sa loggia, certains reliront plus lentement la citation du premier plan : « Tes flèches se sont abattues sur moi. » Que faut-il comprendre ? Certains resteront collés à l’histoire du commandant romain s’adressant à son Dieu en bon martyr… Pourtant, Pérugin nous éloigne de la narration chrétienne : l’adolescent imberbe n’a pas grand-chose d’un militaire expérimenté, le hérisson décrit par Voragine paraît aussi hors-sujet. Les deux flèches caressantes ressemblent plutôt à des faire-valoir plastiques. L’allusion à la victoire du christianisme sur le paganisme est aussi bien légère : dans la loggia, les ruines sont minimales. La colonne découpée pourrait servir de table basse. Mantegna lui, rasera plus franchement les temples païens.

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Pietro Perugino, Saint Sébastien

Pietro Perugino, Saint Sébastien, 1495

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Tempera et huile sur panneau • 53.8 × 39.5 cm • Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie • © Bridgeman Images

« Tes flèches se sont abattues sur moi » seraient-ils les mots du spectateur-pénitent s’adressant à son Dieu par l’intermède de son bouclier anti-bubon ? Pourtant, Sébastien ne protège ni villes, ni habitants. Derrière lui, on croisera simplement quelques arbustes déjà vaccinés. Malgré la fine auréole sur la tête du saint, la divine conversation ne semble pas être l’option la plus crédible… En revanche, le regard-arbalète du spectateur (ancêtre des yeux-revolver) vise invariablement la chair de ce corps parfait, blond, androgyne, désirable. Le modèle sera peint à 11 reprises par Pérugin. Une telle obsession autorise toutes les déclinaisons : dans le noir, dans une loggia, avec la Sainte Famille, avec les archers, plus ou moins ligoté, toujours plus charnel…

Certains regards auront noté que le cache-sexe est surtout un châle-sexe. Cette forme subversive étonnerait-elle le démon de gauche qui se tient bouche bée ? Ce petit détail d’architecture n’éclipse pas une question plus globale. Ce Sébastien dans sa loggia ne serait qu’une apologie de la chair masculine et terrestre ? Pérugin – comme l’écrit Vasari – ne serait qu’un parfait mécréant, « peu croyant et qu’on n’avait jamais pu convaincre de l’immortalité de l’âme » ? Sur le Sébastien de l’Ermitage, Pérugin plante une flèche-signature dans son cou, douce comme un baiser offert par le peintre. Sur la marche du Louvre, il inscrit « Tes flèches s’enfoncent en moi ». Peut-être pourrait-on y voir une déclaration de l’artiste à sa propre peinture ? Chacun suivra le sens de la flèche qui lui conviendra.

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