Voyage dans l’espace-temps du duo Brognon Rollin


Portrait de Brognon Rollin

Portrait de Brognon Rollin

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Le 16 mars 2020 à 12 heures, Elvin Williams s’est levé de la chaise sur laquelle il était assis depuis le 7 mars au MAC VAL, et a quitté le musée. Son attente était tout simplement terminée. Son métier ? Line sitter – un néologisme inventé en 2012 par son patron, l’Américain Robert Samuel, qui désigne le fait de prendre la place d’un client dans une file d’attente (pour la sortie d’un nouveau téléphone, pour une place de théâtre…). Engagé par le duo Brognon Rollin (David Brognon, né en 1978, et Stéphanie Rollin, née en 1980), Elvin Williams attendait cette fois-ci la mort programmée d’un patient anonyme ayant décidé d’avoir recours à l’euthanasie. À l’heure exacte de celle-ci, un médecin belge a prévenu les artistes, qui ont libéré Elvin de ses fonctions.

« On n’est pas des activistes. On chuchote les choses, plutôt que de les crier. »

Stéphanie Rollin

Une chaise vide signale désormais la fin d’une attente douloureuse. Que sait-on de la façon dont une personne qui souffre, et qui a envie de mourir, perçoit le temps ? Pour Brognon Rollin, natifs de Belgique et du Luxembourg où l’euthanasie est autorisée, l’idée de rendre ce temps visible en le traduisant en une expérience physique permet d’ouvrir une porte. « On n’est pas des activistes, souligne Stéphanie, rencontrée alors que David était à l’étranger. On chuchote les choses, plutôt que de les crier. » Cela, en associant des sujets très durs à des « choses pop », comme pour 24H Silence (2020) : un jukebox, manipulable par les visiteurs, dont tous les morceaux ont été remplacés par des enregistrements de minutes de silence. Pour les attentats de janvier 2015, pour la mort de John Lennon, celle de Kobe Bryant… Mais aussi pour des causes plus locales, comme la mort d’un pompier dans une petite ville.

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Brognon Rollin, 24H Silence (157 min/1440 min)

Brognon Rollin, 24H Silence (157 min/1440 min), depuis 2020

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Jukebox Seeburg AY 160 (1961), 80 vinyles • Production MAC VAL • © Aurélien Mole

Installé dans une pièce noire (« black box »), 24H Silence provoque différentes réponses chez les visiteurs, qu’observe avec attention Stéphanie. « On ne fait pas un travail qui est égoïste, on parle du monde : ça m’intéresse de voir comment les gens réagissent. » Ainsi certains choisissent d’écouter une ou plusieurs minutes de silence, d’autres regardent sans toucher ou lisent avec attention les intitulés, qui racontent une certaine histoire du XXe siècle. La collecte continue : pour le moment, 157 minutes (sur 1 440, soit 24 heures) ont été compilées. Les suivantes arriveront au fil des événements (dernière en date : une minute de silence pour George Floyd, décédé à Portland), mais aussi grâce aux amis et connaissances du duo, à l’oreille désormais avisée.

Car le duo est sensible aux conseils et aux collaborations : depuis qu’ils se sont rencontrés en 2006, alors qu’ils travaillaient tous deux au MUDAM à Luxembourg (« J’étais assistante de la directrice, lui régisseur ; on s’est rendu compte qu’on aimait les mêmes choses, qu’on avait les mêmes obsessions… »), leur collaboration s’enrichit constamment des échanges que permettent les invitations de mécènes, de collectionneurs ou de centres d’art – comme cette rencontre avec Béatrice Josse en 2012, alors directrice du FRAC Lorraine. Son idée : que le duo anime un atelier d’art à la prison d’Écrouves. « On ne voulait pas faire du papier mâché ; on voulait faire une œuvre muséale. » En résulte la vidéo Attempt of Redemption (2012–2013), un film muet de onze minutes où, sur un terrain de basket, un homme tourne en rond, perturbant les autres joueurs. Il tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, comme les prisonniers le font spontanément dans la cour. « Pour remonter le temps et revenir en arrière ? » Toujours est-il que lorsqu’il a fallu défendre l’œuvre devant des responsables sceptiques, c’est l’un des prisonniers qui a pris la parole. « C’est ça notre vie : tourner en rond », a-t-il dit. Et Stéphanie de nous confier : « C’est pour des moments comme ça qu’on fait ce job. »

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Autrement dit, toucher à l’authentique. Pour Résilients (2017) aussi, l’invitation vient d’un musée, le BPS22 (musée d’art de la province de Hainaut) à Charleroi. Suite à l’annonce de la fermeture d’une grande usine belge du groupe industriel Caterpillar, laissant 2 500 ouvriers sur le carreau, l’institution convoque Brognon Rollin. Sur place, les artistes discutent : que faire ? Un ouvrier leur dit : « Il faut que ce soit grand, à la hauteur de ce qu’on a perdu. » Le résultat, c’est un immense portique métallique, dont les visiteurs du MAC VAL peuvent pousser les barres dans un bruit infernal (comme dans l’usine). Seulement, ils tournent sur eux-mêmes, le portique n’ayant qu’une seule ouverture. L’image est forte, le protocole aussi, puisque ce sont six anciens travailleurs de l’usine qui viennent, à chaque exposition, installer l’œuvre.

David Brognon, Stéphanie Rollin, Sergio Bruno, Emmanuel Di Mattia, Alain Durieux, Jean-Pierre Henin, Pascal Marten, Résilients

David Brognon, Stéphanie Rollin, Sergio Bruno, Emmanuel Di Mattia, Alain Durieux, Jean-Pierre Henin, Pascal Marten, Résilients, 2017

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Acier grenaillé peint • 600 × 300 cm • Coll. BPS22, musée d’Art de la Province de Hainaut, Charleroi, Belgique • © Donald Van Cardwell

Les deux artistes aiment raconter des histoires, quitte à émouvoir aux larmes leurs visiteurs – ce qui n’est pas rare, nous confie-t-on. Le duo sait se placer à l’intersection du politique et du poétique, comme lorsqu’il relève patiemment, en six jours et en dizaines de dessins, le contour de l’île de Gorée, un lieu symbolique de la traite négrière au Sénégal. Pas toujours directement politique, leur travail se révèle aussi d’une très grande puissance mélancolique : en 2012, pour The Most Beautiful Attempt, ils filment un jeune garçon dans une pièce sombre, qui déplace des lignes de sel pour les maintenir dans des rayons de lumière toujours fuyants. La même année, ils conçoivent 8m2 Loneliness, une horloge munie d’un détecteur qui s’arrête dès qu’on l’approche. Placée dans une pièce aussi grande (ou aussi petite) qu’une cellule de prison, celle-ci nous donne à sentir l’arrêt total du temps quand on attend. Sans esbroufe, sans sensationnalisme, le duo Brognon Rollin bouleverse nos repères, et touche droit au cœur.



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