Série littéraire de Stéphane Lambert “Sur la piste de Van Gogh”. Episode 1 : Amsterdam


Lettre 1
Amsterdam

Comment se peut-il que les œuvres d’un peintre aussi « désespérant » que vous, avec ce que ce désespoir recèle d’énergie – car il en avait fallu, de la force, pour persévérer à peindre au fond de votre implacable solitude –, me consolent et me réjouissent, si ce n’est que, dans le monde de plus en plus inquiétant où nous sommes forcés de vivre, elles ne fassent figure d’îlots étincelants ?

Musée Van Gogh à Amsterdam

Musée Van Gogh à Amsterdam

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© Andres Romero Castro | Photography / Alamy Stock Photo

Un hiver à Amsterdam, je marchais en direction de votre musée, tiraillé par ces pensées. Pluie fine et froide, désagréable, qui transperce le tissu de mon manteau, me glace le corps. Amsterdam. C’est dans cette ville qui n’était pas la vôtre, où vous aviez entamé des études de théologie, qu’on avait fait fructifier votre malheur. Vous, qui n’aviez été de nulle part, dont la « chaumière » était restée une vision mélancolique imprimée dans vos œuvres comme la relique d’un vœu, étiez devenu, avec Rembrandt, l’un des emblèmes de la ville. La fondation qui portait aujourd’hui votre nom était un immense paquebot émergé de votre naufrage. L’héritage des oncles marchands flottait dans l’air marin. Le commerce avait pris le relais de l’art là où ce dernier s’était heurté à l’indifférence des gens.

Dix ans à chercher la voie

De vos débuts tardifs (vous aviez 27 ans), il y aurait tant à dire. Aviez-vous tenté de repousser le déclenchement de votre vocation, pressentant son issue fatale ? Connaissant votre « défaut de tempérance », vous aviez d’abord cherché dans l’espérance de la foi chrétienne une fin moins redoutable. Mais toutes les voies s’étaient fermées et l’art s’était imposé comme le seul lieu où accomplir votre destin. Dix années s’offrirent alors à vous. Dix années pour expérimenter votre art. Dix années comme mille ans tant elles concentraient de mélancolies, de « sensations de fatigue » et de « têtes en feu », d’espoirs de salut et de recherches de sérénité.

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Dans les salles du musée Van Gogh d’Amsterdam

Dans les salles du musée Van Gogh d’Amsterdam

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© CNMages / Alamy Stock Photo

« Tout vibrait d’une ardeur inédite sous l’impulsion de votre gigantesque existence. »

Un premier tour d’horizon à travers le musée qui portait votre nom donnait un aperçu de l’incroyable condensé de votre trajectoire. Vous aviez tout vécu ardemment. L’expérience malheureuse de l’amour vous avait fait flirter dangereusement avec la folie. La dévotion s’était nourrie de solitude. L’adage de saint Paul (« toujours triste, mais en tout temps joyeux ») accompagnait vos pérégrinations. Par votre capacité extrême de renouvellement, vous aviez prématurément usé toutes vos forces. Vous aviez si souvent réussi à vaincre l’épuisement, vous étiez parti dans tant de directions où vous auriez dû vous perdre, vos yeux avaient tant absorbé de visages et de lieux, et vos pensées, tant emmagasiné d’épreuves, qu’il était presque inimaginable qu’il en fût sorti ce miracle que le musée exposait aujourd’hui comme le saint suaire. Chacun de vos regards était un bouleversement. Tout vibrait d’une ardeur inédite sous l’impulsion de votre gigantesque existence ; il n’y avait plus de netteté possible dans le rendu des choses, plus de frontière entre l’intime et le dehors, le feu atteignait l’objet de votre vue, le monde était contaminé par votre ferveur.

La chaumière, un ciel à atteindre

Maison natale de Vincent Van Gogh, dans le presbytère de Groot-Zundert, Pays-Bas

Maison natale de Vincent Van Gogh, dans le presbytère de Groot-Zundert, Pays-Bas

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Maintenant tout cela dormait tranquillement aux murs du musée. Presque comme si rien ne s’était passé. Pourtant, dès les premières œuvres, la chaumière occupait malaisément l’espace. L’idée de la chaumière perçait dans la plupart de vos tableaux comme un socle bancal – un ciel à atteindre. De Zundert où vous étiez né à Nuenen où vous aviez rejoint le presbytère de votre père, en passant par les jours heureux à La Haye aux côtés de votre frère, vous aviez fabriqué le rêve d’une communauté, qui vous poursuivrait jusqu’à la fin comme une nostalgie tenace. Au fil des années, la chaumière était devenue un lieu abstrait et anonyme comme si peindre était s’absoudre dans le travail, jour après jour, devenir ce que l’on fait, et aboutir, débarrassé de ce qui encombre, dans la coloration d’un paysage.

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Vincent Van Gogh, Chaumière avec tas de foin et de tourbe

Vincent Van Gogh, Chaumière avec tas de foin et de tourbe, 1883

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Huile sur toile • © The Picture Art Collection / Alamy / Hemis

« Obscurité logée au sein de l’obscurité. Vie enclose dans un confort incommode. »

La beauté sombre des premières œuvres portait déjà l’empreinte de cette dissolution. Le crépuscule du soir dévorant l’aube dont il vient. Dans Chaumière avec tas de foin et de tourbe (1883), le ciel est bas comme une migraine pesant lourdement sur l’humeur. Le dehors est une atmosphère épaisse et brouillée en cette région du Nord où la nuit s’attarde dans le jour. La maison sans fenêtre est un ventre où se tenir à l’abri des démons. Obscurité logée au sein de l’obscurité. Vie enclose dans un confort incommode.

VIncent Van Gogh, Les mangeurs de pomme de terre

VIncent Van Gogh, Les mangeurs de pomme de terre, Nuenen, avril 1885

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Huile sur toile • 82 × 114 cm • Musée Van Gogh, Amsterdam • © Coat of Many Colours

Les Mangeurs de pommes de terre (1885) se nourrissent du fruit de leur labeur. Quotidien englué dans sa répétition. Abîme des heures s’épuisant à reproduire des heures. Les minutes passant comme un sang ralenti. La taille monumentale des yeux éclairant les esprits au fond de leur terrier. Les traits des visages rappelant la physionomie hallucinée des personnages de Goya dans ses dernières peintures, annonçant celle des gueules cassées d’Otto Dix. L’héritage brun de Rembrandt ravivant l’immobilité des gestes comme le café agit en tant que noire énergie. Les ombres réunies autour d’une petite flamme débordent la représentation d’une famille. Sainteté où les ténèbres sont lumière et se nourrir est cérémonie sacrée. Rester un étranger et un invité sur cette terre, tel semblait être le chemin qu’empruntait votre vie. Désormais, pour vous, « la patrie était partout ».

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Retrouvez mercredi prochain le deuxième épisode de notre feuilleton littéraire avec Stéphane Lambert consacré à l’étape parisienne de Van Gogh.

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Itinéraire de Van Gogh en quelques dates

1853 – Naissance à Zundert (Pays-Bas), dans une famille de pasteurs et de marchands d’art.

1869 – Paris. Travaille à la galerie Goupil et Cie.

1873 – Londres. Travaille à la galerie Goupil et Cie.

1877 – Amsterdam. Études de théologie.

1878 – Bruxelles. École d’évangélisation.

1879 – Pasteur dans le Borinage (Belgique).

1880 – Bruxelles. Académie des Beaux-Arts.

1882 – La Haye. Auprès de son cousin peintre Anton Mauve.

1883-1885 – S’installe à Nuenen dans le presbytère paternel.

1885 – Anvers. École des Beaux-Arts.

1886-1888 – Paris. Fréquente la vie artistique.

1888-1889 – Arles. Crise avec Gauguin.

1889-1890 – Saint-Rémy. Hôpital psychiatrique.

1890 – Suicide à Auvers-sur-Oise.



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