Qui était Sylvia von Harden, icône de la Nouvelle Objectivité ?


La soirée est déjà bien avancée et, pourtant, le Romanisches Cafe ne désemplit pas. Au milieu d’une faune d’intellectuels berlinois, une femme à l’allure nonchalante est assise, seule. De temps à autre, elle porte à ses lèvres un verre ébréché. Son esprit semble ailleurs, comme absorbé. Sans doute est-il déjà du côté du Schwanneke de la Rankestrasse, un bar d’artistes où elle a prévu de se rendre ensuite. Mais pour l’heure, sait-elle seulement qu’à l’autre bout du café un homme au regard perçant l’observe avec insistance ? Pas de quoi intriguer la buveuse solitaire qui, après une dernière cigarette, s’évapore dans l’effervescent quartier du Kurfurstendamm, dont les enseignes lumineuses transpercent la nuit… Tout à coup, voilà l’homme qui surgit ! « Je dois vous peindre ! Je le dois ! » lui lance-t-il plein d’assurance. Et l’artiste de s’engouffrer avec elle dans le Schwanneke, où l’air est saturé d’épaisses vapeurs d’alcool et de tabac.

Erich Engel, Romanisches Café, Berlin

Erich Engel, Romanisches Café, Berlin, 1929

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Quand elle comprend qu’elle a affaire au sulfureux Otto Dix, la femme s’étonne. Pourquoi vouloir la peindre elle, Sylvia von Harden ? Ses yeux sont ternes, son teint blafard, son nez beaucoup trop long… Et que dire de son corps disproportionné, affublé de mains démesurément longues et de jambes ridiculeusement courtes ? Dans ses mémoires (jamais publiées), elle se souvient de la jubilation de l’artiste qui lui aurait alors répondu, après avoir entendu cette description peu flatteuse : « Vous vous êtes caractérisée à merveille et tout cela ensemble donnera un portrait dans lequel vous représentez typiquement une époque dans laquelle ce qui importe n’est pas la beauté extérieure d’une femme, mais bien plus son raffinement spirituel. Vous représentez l’idéalisme de notre génération ! » Pas rien, venant de celui qui est déjà reconnu comme une figure incontournable de la scène artistique allemande…

En 1923, son tableau La Tranchée (1918), qui figure un enchevêtrement de cadavres et de ruines crée le malaise. Beaucoup ont vu dans cette explosion de couleurs et de lignes expressionnistes un outrage à l’armée allemande. L’humiliation de la défaite est à vif. Le scandale est tel qu’au musée Wallraf-Richartz de Cologne, alors propriétaire de l’œuvre, la toile est présentée derrière un rideau… Avant qu’elle ne soit finalement restituée, à la demande du chancelier Konrad Adenauer, à la galerie d’Otto Dix ! Lorsqu’il rencontre Sylvia von Harden, ce dernier compte aussi parmi les principaux représentants de la Neue Sachlichkei – la Nouvelle Objectivité. Ce mouvement majeur de l’entre-deux-guerres, porté aussi par George Grosz, Max Beckmann ou encore Christian Schad veut représenter la société allemande sans concession. Peinture mais aussi architecture, design, photographie… Cette approche objective du monde et de l’art s’étend bientôt à tous les champs de la création.

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Otto Dix, Tranchée

Otto Dix, Tranchée, 1918

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Gouache sur papier • © Otto Dix, ADAGP, Paris, 2022

Personnage ambigü, elle a un certain penchant pour l’affabulation…

Sylvia von Harden, quant à elle, est une énigme. Personnage ambigü, volontiers exubérant, elle a, lorsqu’il s’agit de se raconter, un certain penchant pour l’affabulation, voire la mythomanie… Qui met sérieusement en doute certains détails du récit de sa rencontre avec le peintre ! Née Sylvia von Halle en 1898, celle qui se prédestinait à une brillante carrière de poète a grandi dans une famille de la grande bourgeoisie allemande. De son union passionnée avec l’écrivain et traducteur Ferdinand Hardekopf elle a eu un fils, Benvenuto von Halle, dit « Hardy », qu’elle embarque avec elle dans le tourbillon de la bohème berlinoise. Mais dans le monde de l’édition hélas, ses quelques écrits – des poèmes mais aussi des textes en prose –, passent relativement inaperçus… Sylvia vivote, travaille notamment pour plusieurs journaux, publie des articles pour le Berliner Tageblatt et le Frankfurter Zeitung. C’est donc le terme de « journaliste » et non de poète que retiendra Dix pour le titre son portrait.

Manifeste du Zeitgeist

« Il m’assit sans un mot sur une chaise ornée devant une table ronde en marbre. Sans qu’il me donnât une position, je croisai mes jambes, roulai une cigarette entre mes doigts et appuyai mes bras sur les accoudoirs » se souvient Sylvia von Harden à propos de sa première visite dans l’atelier du peintre. Elle raconte aussi de longues séances de pose silencieuses, étalées sur trois semaines ou, selon une autre version, sur trois mois. Étonnant pour un artiste qui, inspiré par les maîtres anciens (Dürer, Cranach, Holbein…), accordait d’abord une grande attention au dessin, avant de peindre en l’absence de ses modèles ! Quoi qu’il en soit, romancée ou pas, il résulte de cette improbable rencontre entre Dix et von Harden, un portrait magistral, qui résume peut-être à lui seul le Zeitgest de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.

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Sur un fond rose éclatant, Sylvia von Harden se présente telle qu’elle est apparue au peintre, lors de cette fameuse soirée au Romanisches Cafe : assise seule, le regard perdu au loin, face à une petite table sur laquelle sont disposés un verre, ses cigarettes (on peut même lire son nom sur le paquet) et des allumettes. Sa robe à carreaux rouges, qui dissimule son corps aux lignes saillantes, fait ressortir ses mains aux doigts immenses, curieusement tordus et tâchés de nicotine, entre lesquels elle tient nonchalamment une cigarette. Son visage est comme taillé à la serpe ; des cernes violacés cerclent ses yeux mi-clos ; sa bouche outrageusement rouge, qui laisse entrevoir ses dents jaunies par le tabac, esquisse quant à elle une grimace indescriptible, entre le rictus et le dédain.

August Sander, Secrétaire à la Westdeutscher Rundfunk de Cologne

August Sander, Secrétaire à la Westdeutscher Rundfunk de Cologne, 1931

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Tirage original, épreuve gélatino-argentique • 29 × 22 cm • Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur, Cologne • © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne/ Adagp, Paris, 2022

Tout son être respire l’arrogance… Son absolu détachement fait d’elle l’incarnation de ce que Helmut Lethen, historien de la littérature, a nommé la « persona froide », qui dissimule derrière un masque d’indifférence le sentiment d’humiliation et de honte partagé par les Allemands suite à la défaite de 1918. Avec ses cheveux courts et son monocle, accessoire traditionnellement masculin fréquemment arboré par les lesbiennes de Berlin, elle est aussi l’archétype de la neue Frau (« nouvelle femme ») émancipée. Elle est à l’image de ces femmes des classes supérieures qui, dès le début des années 1920, troquent leurs corsets pour des vêtements amples qui masquent les formes de leurs corps et surtout libèrent leurs mouvements. Cette attitude follement indolente, presque magnétique, allait bientôt ériger Sylvia au rang d’icône de l’art moderne… Et même de vedette de cinéma ! En 1972, Bob Fosse reprendra le tableau dans la scène d’ouverture de son célèbre Cabaret.

Sylvia von Harden devant son portrait en 1961.

Sylvia von Harden devant son portrait en 1961.

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Lorsque son modèle, resté finalement dans un relatif anonymat, lui rend visite à Hemmenhofen, Otto Dix s’étonne : « Tu es donc là ! Je pensais que tu étais beaucoup plus grande. » Nous sommes alors en 1958. Bien des années ont passé depuis leur rencontre, de même qu’une autre guerre, et une nouvelle défaite pour l’Allemagne. Après quelques rendez-vous manqués, tous deux se sont perdus de vue mais ont conservé une correspondance suivie. Quant au célèbre portrait, il rejoint, en 1961, les collections du musée national d’Art moderne. Surexcitée, Sylvia se rend alors à Paris et demande à Dix, dans une lettre, l’autorisation de se faire prendre en photo devant le tableau. Permission accordée. Près de quarante ans plus tard, voilà l’ancienne journaliste qui prend de nouveau la pose, assise les jambes croisées, un bas négligemment enroulé, cigarette à la main et monocle fermement vissé à l’œil. Et ce regard qui toujours s’échappe du cadre… En quête peut-être, cette fois, du souvenir des folles nuits de Berlin, années 1920.

Je pensais que tu étais beaucoup plus grande. Otto Dix et Sylvia von Harden

Par Marie Gispert • Cahiers du Mnam, hiver 2011/2012, n°118 • Disponible en ligne.



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