Quand les artistes dessinaient Vogue


Armées de raquettes, deux élégantes posent devant un filet de tennis. Chapeau à fleurs, rouge à lèvres carmin et jolis manteaux : leurs tenues ne sont pas tout à fait adaptées à une séance de sport, mais l’image est exquise ! C’est ce dessin [ill. ci-dessous] de l’Américaine Helen Dryden (1887–1981) qui fait la couverture du tout premier numéro de Vogue Paris, le 15 juin 1920, quinze jours après avoir fait celle du Vogue américain. De la stylisation des visages aux tissus à motifs en passant par les aplats de couleurs vives, cette composition à la fois narrative et décorative évoque les portraits de geishas par les maîtres de l’estampe japonaise, revisités à la sauce « Années folles »…

Helen Dryden, Couverture de Vogue Paris

Helen Dryden, Couverture de Vogue Paris, 15 juin 1920

i

© Vogue / Jean Stockton / Alamy / Hemis

Avant le règne de la photographie, les couvertures du magazine sont de véritables chefs-d’œuvre à l’encre, gouache et aquarelle, qui servent la plupart du temps pour les trois versions de Vogue : l’américaine, l’anglaise (lancée en 1916) et la française. Avec ses scènes japonisantes peuplées d’ombrelles, de cerisiers en fleurs et de flocons de neige, Helen Dryden domine les années 1909–1920 aux côtés d’un autre artiste fascinant : George Plank (1883–1965).

Marqué comme elle par les créations du couturier Paul Poiret, Plank se démarque avec ses compositions oniriques : une jeune femme en robe nacrée assise sur un croissant de lune, d’étranges tenues inspirées de Pierrot et Colombine, des princesses médiévales ou des Mille et une nuits… Sa couverture la plus célèbre – la seule à avoir été utilisée deux fois, en 1911 et 1918 – montre une beauté enturbannée assise sur le dos d’un immense paon blanc, sa longue robe noire à motifs floraux se confondant avec la traîne de l’oiseau aux plumes immaculées… Larges champs colorés, contrastes forts, lignes claires et sinueuses… Ses dessins évoquent tout autant la modernité des estampes nipponnes que le mystère archaïsant des illustrateurs anglais du mouvement Arts and Crafts, tels que Walter Crane, Edmund Dulac et Arthur Rackham.

Lire aussi article :  [Réservé aux abonnés] Ép. 5 Documenta I (1955) ou les avant-gardes régénérées
George Plank, Couverture de Vogue US

George Plank, Couverture de Vogue US, 15 octobre 1913

i

© Vogue / © steeve-x-art / Alamy / Hemis

Les audaces de Toulouse Lautrec et le raffinement Art nouveau des affiches d’Alphonse Mucha influencent eux aussi les dessinateurs de Vogue. Les courbes d’une manche bouffante, des rubans flottant au vent ou le dynamisme d’un chapeau à plumes servent des compositions graphiques innovantes. En intérieur avec un perroquet apprivoisé, sous la pluie ou dans une loge de théâtre, des femmes prennent part à des scènes amusantes traitées avec ingéniosité. Inspiré par les cadrages et points de vue surprenants des maîtres de l’ukiyo-e, George Plank représente ainsi une dame regardant le contenu d’une vitrine, vue depuis l’intérieur du magasin, une nature morte d’accessoires au premier plan.

Georges Lepape, Couverture de Vogue Paris

Georges Lepape, Couverture de Vogue Paris, octobre 1920

i

© Vogue / © Bridgeman Images

En 1919, l’artiste français Georges Lepape (1887–1971) entre dans la danse. Présentée dans l’exposition du Palais Galliera, sa couverture de novembre 1920 (Manteau du soir) donne un nouveau souffle à l’esthétique du magazine. Visages de caryatides dotés de longs nez fins, de petites bouches rouges, des yeux en amande et de longs cous à la Modigliani, silhouettes étirées aux lignes géométriques… Avec lui s’imposent un langage plus stylisé, très en phase avec la période Art déco, mais aussi une femme plus moderne et plus forte incarnée par des chasseuses, des skieuses et des automobilistes en cagoules équipées de lunettes d’aviatrice !

Eduardo Garcia Benito, Couverture de Vogue Paris

Eduardo Garcia Benito, Couverture de Vogue Paris, février 1929

i

© Vogue / Jean Stockton / Alamy / Hemis

À partir de 1926, l’illustrateur espagnol Benito (1891–1981) pousse encore plus loin cette tendance avec des compositions cubistes et des têtes de femmes évoquant des sculptures de Brancusi. Dans les années 1930, un dessinateur américain installé à Paris, Carl Erickson, dit Éric (1891–1958), introduit un style totalement différent : d’épaisses lignes noires tracées vivement au pinceau, dans l’esprit d’une esquisse de mode. En mai 1935, seule une main maquillant une paupière apparaît sur le blanc du papier, suggérée en quelques traits comme un idéogramme.

Lire aussi article :  Le festin de fesses de Sawako Kabuki
Jean Pagès, Couverture de Vogue Paris

Jean Pagès, Couverture de Vogue Paris, mars 1940

i

© Vogue / © Jean Stockton / Alamy / Hemis

Bien que souvent dédiées au rêve ou à un bonheur domestique sans nuages, bercé par le luxe et le divertissement, ces couvertures témoignent de certains moments clés de l’Histoire, comme la fin de la Grande Guerre, marquée par une infirmière éprouvée (Porter Woodruff, mai 1918), puis par des femmes fêtant la victoire française. En 1940, Jean Pagès (1903–1976) en signe une saisissante à l’aube de l’invasion allemande : une Parisienne coiffée d’un chapeau à plumes, traquée, telle un faisan à la chasse, par deux soldats avançant à l’horizon… Dès l’automne, les Allemands suspendent la publication de Vogue Paris. Relancé en 1945, le magazine fête la Libération avec une couverture patriotique de Christian Bérard. Mais très vite, les dessins cèdent définitivement la place aux photographies. La fin d’une époque !

Arrow

Vogue Paris 1920-2020

Du 2 octobre 2021 au 30 janvier 2022

www.palaisgalliera.paris.fr

Arrow

The Art of Vogue Covers 1909-1940

par William Packer

Octopus Books Limited • 254 pages • 1980



Source link