Pourquoi les NFT envahissent le monde de l’art


Dans le « monde d’avant », il était possible, sans trop de difficulté, de dupliquer à peu près n’importe quel fichier numérique. Photo, film, image, musique… Il suffisait de faire un simple copier-coller et le tour était joué. Pas de copie originale donc, ni d’exemplaire unique : tout fichier avait des clones et tous se valaient, c’est-à-dire qu’ils ne valaient pas grand-chose. Ce système posait bien des soucis aux artistes. À cause de cette duplication infinie, il était devenu difficile de monétiser des œuvres numériques. Qui, en effet, voulait payer pour posséder une vidéo d’art ou une image qui existe potentiellement, et de façon similaire, gratuitement sur Internet ou dans les mémoires de plusieurs autres ordinateurs ?

Beeple, CROSSROADS

Beeple, CROSSROADS, 2020

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© Beeple / Courtesy Nifty Gateway

Mais la révolution des NFT est passée par là. Désormais, il est possible de générer des fichiers digitaux uniques et non-duplicables. La technologie appelée blockchain permet d’estampiller n’importe quel fichier numérique (gif, vidéo, image, tweet) avec un marqueur d’authenticité infalsifiable qui, dans le monde réel, peut être considéré comme un titre de propriété. Ce dernier, associé au fichier en question, est un NFT (un jeton non-fongible). Certes, vous pouvez encore potentiellement copier le contenu du fichier concerné autant de fois que vous le voulez, mais il est impossible de dupliquer la copie qui a été authentifiée comme unique et originale par son créateur. Pourquoi ? Car cette copie réside sur une infrastructure blockchain, ce qui la rend unique et infalsifiable.

Grâce aux NFT, les artistes peuvent exiger de recevoir systématiquement un pourcentage du prix de revente.

Juriste, chercheuse au CNRS et artiste, Primavera De Filippi explique ce principe avec cette comparaison : « Quand un photographe prend une photo, il peut la tirer à l’infini à partir de sa pellicule. Il peut marquer et authentifier une photo comme étant l’originale en la signant ou avec un certificat. D’autres tirages de cette photo, exactement la même, pourront être réalisés dans le futur mais ils ne seront pas authentifiés et ne seront donc pas considérés comme des originaux. Cela fonctionne de la même manière avec les NFT. » Aujourd’hui, transformer un fichier numérique en NFT coûte environ 50 dollars. Un seul prérequis – et il est de taille : posséder de la cryptomonnaie, une monnaie qui n’existe que virtuellement, à l’instar de l’Ethereum, qui concentre aujourd’hui la plupart des transactions liées aux NFT.

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Cette technologie est une petite révolution car elle donne aux collectionneurs l’assurance de posséder un bien unique. L’avancée est déterminante pour les artistes numériques. Aujourd’hui et pour la première fois, ils entrevoient un futur dans lequel gagner sa vie est envisageable à travers la vente d’œuvres digitales, mais aussi leur revente… Or, sur le marché de l’art traditionnel, les artistes ne touchent souvent rien lorsque leur œuvre est revendue et rachetée. Grâce aux NFT, ils peuvent exiger de recevoir systématiquement un pourcentage du prix de revente. Le montant est alors directement versé dans leur portefeuille de cryptomonnaie.

Chris Torres, Nyan Cat

Chris Torres, Nyan Cat, 2011

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Photo Chris Torres / Rob Bulmahn Via Flickr

Cela ne concerne pas seulement les artistes et les œuvres d’art, mais tout ce qui est numérique. La technologie a été popularisée autour de 2017 avec CryptoPunks et CryptoKitties, des jeux de cartes digitaux à collectionner. Aujourd’hui, la NFT mania atteint des sommets avec des ventes de tweets, de mèmes, de vidéos… En février, un gif montrant un chat arc-en-ciel célèbre dans la sphère internet a été vendu 300 Ethereum, soit près de 600 000 dollars. À la même période, un clip du basketteur LeBron James réalisant une action spectaculaire est acheté pour l’équivalent de 208 000 dollars en cryptomonnaie. Autre coup d’éclat : la vente de l’œuvre Everydays: The First 5000 Days (2021) de l’artiste Beeple, alors inconnu du grand public, pour environ 69 millions de dollars…

« Récemment, de nouveaux collectionneurs venant d’autres milieux s’y sont intéressés. »

Fanny Lakoubay

Ces ventes spectaculaires sont les plus médiatisées mais elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Bulle spéculative ou non, la technologie NFT est là pour rester. « La spéculation est un mécanisme traditionnel du monde artistique », abonde Primavera De Filippi. « Une raison pour laquelle les prix communiqués pour ces enchères records sont si élevés, c’est aussi parce que la valeur des cryptomonnaies a explosé ces derniers mois. Des gens se sont enrichis grâce aux cryptomonnaies et réinvestissent maintenant leur argent dans ce domaine. »

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De fait, la frénésie des NFT touche surtout, pour le moment, de nouveaux acheteurs, qui auparavant ne collectionnaient pas toujours d’œuvres d’art. « Ils se sont intéressés à cet art car il est proche de leur culture, celle de la blockchain et des cryptomonnaies », explique Fanny Lakoubay, collectionneuse et spécialiste de l’art digital. « Récemment, de nouveaux collectionneurs venant d’autres milieux s’y sont intéressés. » Leurs profils ? Des figures du monde de la tech, des marchés financiers…

Beeple, FIRST EMOJI (EVERYDAYS: THE FIRST 5000 DAYS)

Beeple, FIRST EMOJI (EVERYDAYS: THE FIRST 5000 DAYS), 2020

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Ces nouveaux collectionneurs donnent une visibilité à des esthétiques jusqu’ici absentes du monde de l’art traditionnel. Les dynamiques du bon goût s’en retrouvent bouleversées dans un monde de l’art où des intermédiaires experts ont l’habitude de valider en amont les œuvres des artistes. « À l’origine de la culture NFT, il y a un vrai rejet du rôle du curateur ou de critique d’art. On rejette l’idée qu’une personne sache mieux que les autres ce qu’est le bon goût ou le bon art », explique Mark Sabb, fondateur de FELT Zine, un collectif soutenant une écurie de créateurs numériques. « Les NFT changent la donne pour les artistes, et particulièrement pour celles et ceux qui ne sont pas soutenus par des musées ou des galeries. Ils donnent enfin une valeur financière – notamment – à leur travail et à l’esthétique qu’ils développent depuis plusieurs années. » Et cela pour le meilleur et pour le pire.

De mauvais goût, kitsch, d’une esthétique uniformisée… Voilà comment la presse artistique qualifie souvent l’art disponible sur les plateformes de NFT. « On retrouve en effet énormément d’œuvres à l’esthétique glitch ou influencées par le street art, le net art ou encore la pop culture », précise Fanny Lakoubay. « Tout se ressemble un peu, en effet, mais tout l’intérêt, justement, c’est de trouver la perle rare. »

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Beeple, DAY 5000 (EVERYDAYS: THE FIRST 5000 DAYS)

Beeple, DAY 5000 (EVERYDAYS: THE FIRST 5000 DAYS), 2021

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Le travail de l’artiste Beeple, mentionné plus haut, s’inscrit dans cette lignée et tourne en dérision des personnages comme Pikachu, Homer Simpson ou encore Hillary Clinton. La vente de son œuvre phare l’a propulsé dans les rangs des artistes les plus chers au monde, aux côtés de Jeff Koons et de David Hockney. Un signe que le pouvoir a changé de mains et que c’est le monde de la tech, et non les instances traditionnelles (musées, critiques d’art…), qui font désormais la loi sur le marché.

Ce renversement est critiqué par de nombreuses personnalités de l’art, comme Dean Kissick, journaliste pour le magazine Spike. Avec Beeple, la pop culture est, écrit-il, « réinventée comme du mauvais art, comme un art enfantin et nostalgique pour ceux qui n’aiment pas les idées, ou la beauté ». Selon lui, « une grande partie de la culture contemporaine est un remake de mauvaise qualité de quelque chose de meilleur et de plus convaincant ». Le jugement est sans appel.

Le marché des NFT en est cependant à ses balbutiements et est en train de se structurer. Des artistes opérant dans le monde de l’art traditionnel, comme Neïl Beloufa ou Damien Hirst, commencent à s’en emparer. Et des solutions vertes émergent face aux énormes dépenses énergétiques générées par la blockchain. Ne l’oublions pas, les NFT sont une technologie, et non un mouvement artistique.



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