Paradis ou enfer ? L’île, motif obsessionnel des artistes


C’est un minuscule bout de terre entouré par la mer. Filmée depuis le ciel, l’île apparaît vide de toute présence humaine… Si ce n’est un Anglais du XVIIe siècle, allongé sur le sable chaud et blessé à la tête. Sans doute un colon décidé à parcourir le monde, dont l’embarcation aura fini dans un naufrage. Avec lui, un perroquet coloré confirme le cliché. S’éveillant affamé, l’homme secoue un cocotier pour faire tomber l’un de ses fruits… Qui se détache, heurte sa tête, et le fait retomber sur le sol. Ce court film intitulé Vexation Island (1997) a été réalisé par l’artiste canadien Rodney Graham, qui joue lui-même ce personnage soumis à l’absurdité.

Philippe Lepeut, On Air

Philippe Lepeut, On Air, 2015

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Illustration comique d’un Sisyphe éternellement assommé par la noix de coco, il nous fait entrer avec humour dans le parcours de la fondation François Schneider – ce, juste après un passage par l’installation sonore de Philippe Lepeut, composition immersive de clapotis d’eau et de grincements de bateau qui tient lieu de rite de passage.

Très narratif, quasiment ludique dans ses premières salles, le fil de l’exposition est aussi ponctué de nombreuses citations. Puisées dans le très classique L’Île des esclaves (1725) de Marivaux comme dans un roman récent de Leïla Slimani, elles interrogent elles aussi les imaginaires insulaires, fantasmes littéraires propices à tous les développements. « Que deviendrons-nous dans cette île ? » lance ainsi Iphicrate à Arlequin, perdu et désespéré. À quelques mètres, Stéphane Thidet répond : nous nous abriterons dans un Refuge (2007) atypique, une cabane de bois à taille réelle, entièrement meublée… mais à l’intérieur de laquelle une pluie coule sans discontinuer. Tour de magie surréaliste qui étonne et glace – il suffit de s’approcher de la maison pour en sentir la fraîcheur et l’humidité, ennemies absolues de tout confort domestique ! –, l’installation fait face à un projet encore un peu plus fou d’Abraham Poincheval : en 2015, l’artiste a construit une bouteille à la mer géante et y a vécu, remontant le Rhône en performeur atypique.

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Sébastien Gouju, « Palmier et Fougère » ; François Génot, « Îles et Drapeau »

Sébastien Gouju, « Palmier et Fougère » ; François Génot, « Îles et Drapeau », Vue in situ de l’exposition Nos îles à la Fondation François Schneider

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Les artistes explorent donc chacun à leur façon les images d’Épinal de l’île déserte, du naufragé, du refuge construit à partir de quelques planches de bois et de la bouteille à la mer… L’histoire qui nous est ici racontée nous fait d’ailleurs tomber rapidement sur les autochtones, mystérieux habitants de l’île Schneider : conçus par Pierre Fraenkel à partir de fils récupérés dans une usine de Mulhouse, les masques Monstrum (2020) nous regardent dans les yeux et chatouillent notre rapport à l’autre, à l’étrange et à l’étranger. Puis, c’est la jungle qui s’explore, jungle où poussent les palmiers de cuir de Sébastien Gouju et les cocotiers faits à partir de ventouse, de tube d’aspirateur ou encore de gants de vaisselle d’Axel Gouala. Drôle de paysage…

À cette légèreté première où l’imaginaire tient le premier rôle, répondent quelques œuvres infiniment plus critiques, qui troublent beaucoup. Comme le film Remain (2018) de l’Australo-Iranienne Hoda Afshar : tourné dans le décor paradisiaque de Manus Island (en Papouasie-Nouvelle-Guinée) – sable fin, ciel bleu infini, végétation luxuriante –, il en raconte l’envers en interrogeant ses habitants. Ou, plus exactement, ses prisonniers, Manus Island étant utilisée par le gouvernement australien pour enfermer des migrants. Sans barreau, sans fil barbelé, mais sans possibilité de s’échapper, les hommes interrogés parlent de leur histoire et de leur insupportable quotidien dans cet enfer à ciel ouvert… Yohanne Lamoulère, photographe marseillaise, a quant à elle saisi de magnifiques clichés sur une île du Rhône, où elle a vécu plusieurs semaines en marge du monde – à deux pas des grandes villes, et pourtant si proche du sauvage, des bêtes et des monstres chimériques.

L’île apparaît comme un petit morceau de monde victime des effets les plus délétères de l’exploitation des hommes et des ressources…

Citons encore Gilles Desplanques, se filmant solitaire sur une Île de béton (2016), insupportable nœud autoroutier où il s’agite comme un pantin, comme pour montrer l’extrême inhospitalité des coulisses des métropoles. Ou Olivier Crouzel, qui braque sa caméra sur une île grecque où débarquent des centaines de touristes en maillot de bain, semblant de ne pas s’apercevoir du bruit ni du paysage désolant des carrières de pierres ponces exploitées par une société française. L’île apparaît au fil de ces différents projets comme un petit morceau de monde victime des effets les plus délétères de l’exploitation des hommes et des ressources…

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Stéphane Clor, Sans titre (Extrait de Imaginary Soundscape)

Stéphane Clor, Sans titre (Extrait de Imaginary Soundscape), 2016

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Courtesy Stéphane Clor / © Steeve Constanty

Terminons toutefois sur une œuvre enchanteresse et consolante, créée par le musicien Stéphane Clor : un nuage de coquillages suspendus à des fils invisibles, flottant au-dessus d’un ventilateur. Ce « soundscape » ou paysage sonore clôture en un éclat de beauté délicat un voyage qui nous aura mené du sable fin au béton brut, du soleil aux ombres noires… Réalisé à partir de coques collectées après une tempête, le nuage nous parle de résilience autant que d’harmonie. L’île… aux trésors.

Du 29 avril 2022 au 18 septembre 2022

www.fondationfrancoisschneider.org



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