Monsieur Bertin de Ingres décrypté par le blogueur Louvre-Ravioli (aka François Bénard) pour Beaux Arts


Voici Bertin, à mi-chemin entre l’aigle et le pingouin. Mâle alpha à la soixantaine grisonnante quasi argentée. Il plane en dominateur. Fier, volontaire, batailleur. Les lèvres sont pincées, le regard est perçant malgré sa verrue au coin de l’œil. Il en a vu, comme le vieil homme de Ghirlandaio. Mais chez Bertin, pas de tendresse. Faut pas le chercher. Il toise sec. On est plus proche du « Qu’est-ce que tu m’veux ?  » que du « Comment ça va mon chaton bleu ?  ». Il s’appelle Louis-François nous dit le cartel, mais ça pourrait être Gérard ou Didier. Une tête contemporaine, avec des traits qui s’emmêlent les pinceaux. Sur sa droite, l’œil est sévère, la commissure tombe. Sur sa gauche, le sourcil relève un regard espiègle, la bouche sourit en coin.

À gauche : Étude pour la main droite de Monsieur Louis Bertin par Ingres (1832) ; à droite : Reproduction d’un détail d’un dessin de Charles le Brun montrant « Trois têtes de chat-huant et trois têtes d’hommes en relation »

À gauche : Étude pour la main droite de Monsieur Louis Bertin par Ingres (1832) ; à droite : Reproduction d’un détail d’un dessin de Charles le Brun montrant « Trois têtes de chat-huant et trois têtes d’hommes en relation »

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À gauche : © Harvard Art Museums / Fogg Museum, Bequest of Grenville L. Winthrop / Photo President and Fellows of Harvard College. À droite : © Science History Images / Alamy / Hemis

Pas de temps à perdre devant la glace. En revanche, monsieur n’oublie pas de déjeuner.

Monsieur s’affiche en élégant, un brin négligé. De quoi marquer sa classe, et tremper son caractère. Le pantalon bouchonne, la redingote se froisse, les cheveux sont hirsutes. Pas de temps à perdre devant la glace. En revanche, monsieur n’oublie pas de déjeuner : le gilet plisse, sa bonne chair est à deux doigts de craquer le veston. Tout de noir veux-tu : la veste, le gilet de satin, le pantalon, le tout servi sur une chemise blanche au col relevé sur les joues tombantes. Bertin est pressé, prêt à décoller. Il ne repose même pas sur son dossier. Assis de trois-quarts, sur le point de bondir, son temps est plus précieux que le nôtre. Une montre en or sort d’ailleurs de sa poche.

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Sa silhouette est cernée par un rétro-éclairage doré. Son corps, cette masse triangulaire noire trône, souveraine, sur une chaise de noyer ou d’ébène. Émergeant de l’obscurité, ses mains paraissent plus lumineuses encore que sa figure. Si Berthe a de grands pieds, Bertin a de sacrées paluches, bien vissées sur ses cuisses écartées. Ce ne sont pas des mains d’ailleurs, mais plutôt les serres de l’aigle, de l’ogre ou du dragon. Chacun rêvera son monstre. Bertin, créature hybride. Retour sur sa figure, à la fois dure et ironique, avec de la hauteur et de la proximité, du sérieux et de l’amusé. Vraiment, faut pas vous chercher m’sieur Bertin ? On a quand même très envie de vous trouver.

Du pain sur la presse

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Portrait de Monsieur Bertin (détail)

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Portrait de Monsieur Bertin (détail), 1832

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Huile sur toile • 116 × 96 cm • Coll. musée du Louvre, Paris • Photo Wikimedia Commons

En 1832, Bertin a 66 ans. Il est à la tête du Journal des débats qui tire à 13 000 exemplaires. Le canard rassemble de sacrées plumes : Balzac, Chateaubriand, Littré, Sue, Hugo. Berlioz y écrit aussi des critiques musicales. Une belle force de frappe qui soutient la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe, roi des Français depuis deux ans. À l’époque, les kiosques sont fournis. Parmi les mille sensibilités représentées, vous trouvez La Gazette de France et La Quotidienne pour les ultra-royalistes ; Le Constitutionnel pour les bonapartistes anticléricaux ; L’Avenir pour les catholiques progressistes ; Le Globe pour les saint-simoniens pré-positivistes ; Le Temps pour les centrés à gauche ou encore Le National pour les républicains libéraux.

Ce mille-feuille est assez neuf. Voilà trente ans que la presse se fait un sang d’encre. Bertin, qui a racheté le Journal des débats en 1799, en a vu de belles. En voltairien effrayé par les excès jacobins, il a souffert la loi des suspects sous la Terreur, les censeurs de l’Empire et les ordonnances de Charles X. Son journal slalome entre les régimes pour éviter les coups. Pas simple. En 1800, suspecté de royalisme, Bertin est emprisonné au Temple par Napoléon, puis exilé. Rentré en 1805, il est dépouillé de son journal par décret impérial. Il reprendra du service en 1814 pour soutenir la Restauration souple de Louis XVIII. Mais sous Charles X, ça se durcit. Le roi nec plus ultra crée le délit d’opinion en 1822 pour exiger une autorisation royale avant publication. « Le Journal des débats flétrit ses infâmes marchés  », écrit Bertin.

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François-Xavier Fabre, Portrait de Louis-François Bertin

François-Xavier Fabre, Portrait de Louis-François Bertin, 1803

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Huile sur toile • 92,6 × 72,4 cm • Coll. Musée Fabre, Montpellier • Photo Wikimedia Commons

Pourtant, lors de la publication des ordonnances liberticides de Charles X en juillet 1830, le Journal des débats ne fait rien. Le National, Le Globe ou Le Temps vont, eux, publier malgré l’interdiction royale et déclencher les Trois Glorieuses. Pourquoi Bertin ne s’engage pas ? Il serait trop monarchiste pour renverser un roi ? Paradoxe : son journal qui n’a pas déclenché l’avènement de Louis-Philippe devient l’organe officiel de sa monarchie de Juillet. Autre surprise : lorsque ce nouveau régime réprime les libertés de la presse suite aux insurrections lyonnaises de 1831, Bertin va le soutenir. Va comprendre. Toute liberté est relative… Et jusqu’où peut marcher cette liberté ? Chez Bertin, la limite se situe peut-être au niveau des souvenirs de la Terreur et de ses parodies de justice qu’il voit rappliquer avec les Canuts lyonnais.

Bertin, en gros caractères

Entre le portrait réalisé par Fabre en 1803 [ill. ci-dessus] et celui d’Ingres trente ans plus tard, Bertin a pris du poids et de l’aplomb. Il est désormais au centre du pouvoir, fait valoir les valeurs bourgeoises de sa monarchie parlementaire. La lumière du dehors se reflète sur l’accoudoir de son siège comme le pommeau doré du fauteuil de Léon X peint par Raphaël [ill. ci-dessous]. Ingres s’en inspire. Sans convoquer le divin, cette lumière pourrait bien refléter la lumière de son domaine des Roches, où Bertin rassemble tout le gratin sensible et romantique de son époque. Certains penseront également au portrait de Gertrude Stein par Vallotton en 1907 [ill. ci-dessous]. Peinte dans la même position, elle incarne la figure tutélaire qui protège et élève les artistes.

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Bertin s’accroche, les serres enfoncées sur son territoire, celui des idées. Quelle sacrée différence avec le Portrait du prince Napoléon-Jérôme Bonaparte (1860) de Flandrin, qui apparaîtra en pâle grenouille désabusée dérivant sur un crapaud. À l’écoute dans son salon, Bertin est droit, prêt à (re)bondir. « C’est dans cette position-là qu’il écoutait  », dira un proche. Difficile de l’imaginer allongé sur une méridienne, comme Juliette Récamier… Son sourcil est relevé, prêt à l’étonnement : « C’est quoi ton sujet ?  », nous dit-il. Faut avoir quelque chose d’intéressant à partager, sinon on va se faire caviarder. C’est le directeur du JDB, pas de Voici, Voilà ou de n’importe quoi. Certaines feuilles se parcourent ci-devant, d’autres s’appliquent ci-derrière. Bertin se consacre aux premières.

« Portrait de Monsieur Bertin » (1832) par Jean-Auguste Dominique Ingres ; « Portrait de Napoléon-Joseph-Charles-Paul Bonaparte, prince Napoléon » (1860) par Hippolyte Flandrin

« Portrait de Monsieur Bertin » (1832) par Jean-Auguste Dominique Ingres ; « Portrait de Napoléon-Joseph-Charles-Paul Bonaparte, prince Napoléon » (1860) par Hippolyte Flandrin

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Huiles sur toile • © Wikimedia / © Bridgeman Image

Retour sur cette figure, à la fois dure et ironique, avec de la hauteur et de la proximité, du sérieux et de l’amusé. Bertin est un vrai mystère. Ce visage changeant intrigue. Il y a de l’intelligence et de l’intransigeance. Il a une face lumineuse et une phase sombre. Il y a un truc pas clair. Peut-être parce que lui et son journal se sont toujours placés sur une frontière : politique et littéraire, monarchiste et parlementaire, insurgé et conventionnel. Chez Bertin, il y a quelque chose de sage et de dur, qui tient de la chouette et de l’aigle plutôt que du pingouin. Face à cet homme de pouvoir, chacun pensera à un visage d’aujourd’hui. Chaque époque porte ses intelligences décomplexées, pragmatiques. Ingres nous en présente une belle.

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