Les artistes et le crime : le Dahlia noir, un meurtre surréaliste ?


Elizabeth Short, photographie tirée du bulletin de police publié après l’identification de son corps

Elizabeth Short, photographie tirée du bulletin de police publié après l’identification de son corps

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Le 15 janvier 1947 au matin, dans un terrain vague de Los Angeles, une passante découvre le cadavre atrocement mutilé d’une jeune femme de 22 ans du nom d’Elisabeth Short, dite Betty Short. Venue à Hollywood dans l’espoir de devenir actrice, la belle était surnommée « le Dahlia noir », peut-être en raison d’une fleur qu’elle piquait dans sa chevelure de jais. L’autopsie révèle un calvaire indicible. Gisant sur le dos, nue, les bras au-dessus de la tête et les jambes écartées, la victime a été attachée, torturée durant deux jours et violée, avant d’être transportée là. Deux entailles, de la commissure des lèvres jusqu’aux oreilles, fendent son visage d’un sourire macabre. Lacéré et découpé au scalpel en de nombreux endroits, y compris sur les seins et au-dessus du pubis, son corps a été soigneusement coupé en deux au niveau de l’abdomen, puis éviscéré et vidé de son sang. L’horreur est telle que l’affaire a vite fait d’enflammer la ville. La presse lance de folles hypothèses, de nombreux suspects sont arrêtés et une foule d’écrivains – y compris James Ellroy, dont le roman The Black Dahlia (1987) donnera lieu à un film de Brian de Palma en 2006 – s’en emparent.

Parmi les vingt-cinq principaux suspects interrogés figure un certain Georges Hill Hodel, médecin vénérologue réputé qui pratique aussi des avortements clandestins. Proche du cercle des surréalistes, cet homme froid, intelligent et mégalomane est l’ami de Man Ray. Alors installé à Hollywood, ce dernier le photographie en 1946 et participe à ses soirées orgiaques à tendance sadomasochiste.

Man Ray, Autoportrait au nu mort

Man Ray, Autoportrait au nu mort, vers 1930

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© Man Ray / ADAGP Paris 2020.

Dès 1950, Hodel, relâché faute de preuves, quitte le pays pour plusieurs années.

En 1945, Georges Hodel avait été suspecté du meurtre de sa secrétaire, Ruth Spaulding. En 1949, il est accusé de viol par sa propre fille Tamar. Le procès, dont il sort miraculeusement indemne, attire l’attention des enquêteurs qui en font leur suspect numéro un. Huit témoins affirment qu’il fréquentait le Dahlia noir. Placé sur écoute par la police en 1949–1950, Georges Hodel laisse échapper des phrases inquiétantes. À travers les micros, les policiers rapportent même avoir entendu « des cris de femmes et des bruits de coups » suspects venant du sous-sol de sa luxueuse villa néo-maya, la Sowden House, dessinée par Lloyd Wright junior. Pour des raisons obscures, l’enregistrement est tenu secret et ne sera dévoilé que cinquante-trois ans plus tard. Dès 1950, Hodel, relâché faute de preuves, quitte le pays pour plusieurs années. Peu de temps après, plusieurs enquêteurs, dont le chef de la police de Los Angeles, affirment dans un rapport confidentiel demeurer certains de sa culpabilité.

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En 2004, quatre ans après son décès, son fils Steve Hodel, détective et ancien enquêteur de la police de Los Angeles, écrit un ouvrage (Black Dahlia Avenger – The True Story, nominé au Prix Edgar Allan Poe du meilleur livre d’enquête), dans lequel il l’accuse d’être le meurtrier et un tueur en série. Pour lui, seule une personne ayant des compétences en chirurgie aurait pu couper le corps de cette façon. À son argumentaire s’ajoutent notamment des photographies retrouvées dans un carton, et surtout une série de coïncidences troublantes reliant l’affaire au mouvement surréaliste…

George Hodel, sur sa photo d’identification judiciaire prise en 1949, année de son arrestation pour inceste sur sa fille, Tamar.

George Hodel, sur sa photo d’identification judiciaire prise en 1949, année de son arrestation pour inceste sur sa fille, Tamar.

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Steve Hodel décrit son père comme un misogyne et un sadique, fasciné par l’œuvre de Man Ray et des surréalistes. Bien sûr, ces derniers n’ont jamais défendu la torture, le viol ou le meurtre. Mais leur désir de s’affranchir des interdits et de laisser leurs pulsions inconscientes s’exprimer les rapproche de la pensée subversive du marquis de Sade. Leur volonté de bousculer les règles de la logique et de la perception les amène aussi à établir une confusion entre corps et objet, animé et inanimé, intérieur et extérieur. En conséquence, leurs œuvres (celles de Hans Bellmer en tête) malmènent souvent l’anatomie féminine.

Plusieurs photographies de Man Ray se réfèrent au sadomasochisme : Woman in Mask and Handcuffs (1928), Autoportrait au nu mort (1930) ou encore les Fantaisies de Monsieur Seabrook – des scènes fétichistes impliquant une femme nue aux cheveux noirs, attachée et sur le point d’être torturée avec des outils tranchants…

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En présentant des femmes sciées en deux, éviscérées ou tailladées d’une manière similaire, les bras parfois relevés comme ceux de Betty Short, certaines œuvres surréalistes semblent même avoir inspiré le meurtre du Dahlia noir : Mannequin de Denise Bellon (1935), Minotaure (1936) de Salvador Dalí, le Minotaure (1936) et la Jumelle (1939) de Man Ray, ainsi qu’un cadavre exquis de 1927 signé André Breton, Man Ray, Max Morise et Yves Tanguy. Quelques mois après le crime, Marcel Duchamp présente à Paris, dans la sixième Exposition internationale du surréalisme, un faux morceau de sein posé sur un carré de velours noir (Prière de toucher, que Man Ray photographie). Morceau dont les contours correspondent à la partie découpée (et jamais retrouvée) du sein droit de Betty Short…

Et si ce meurtre ignoble avait été commis comme une « œuvre artistique » perverse ? Le corps n’a-t-il pas été soigneusement lavé, puis « exposé » près d’une voie passante ? Et abandonné un 15 janvier, date anniversaire du pamphlet surréaliste Un cadavre (1930) ? Pendant un temps, Man Ray lui-même est suspecté. Dans son tableau l’Équivoque (1943), les stries dessinées sur le visage de la femme peinte ressemblent terriblement aux lacérations croisées retrouvées trois ans plus tard sur la hanche droite et le pubis de la victime. Mais ses œuvres ne constituant en aucun cas des preuves, la piste n’est pas retenue.

Des années plus tard, trois œuvres surréalistes viennent encore semer le trouble. En 1961, un ami de Man Ray, l’artiste William Copley, peint un tableau intitulé It is Midnight Dr. (Il est minuit Docteur). On y voit une femme nue, un médecin et un alignement d’outils chirurgicaux qui, selon Steve Hodel, forment les lettres « HODEL MD » (« Hodel, Docteur en médecine »)… désignant ainsi le tueur présumé selon le principe des lettres dissimulées utilisé dans un livre de Man Ray et William Copley, Alphabet pour adultes (1948).

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Marcel Duchamp, Étant Donnés : 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage…

Marcel Duchamp, Étant Donnés : 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage…, 1946–1966

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Installation, technique mixte • Coll. Philadelphia Museum of Art • © Marcel Duchamp / ADAGP Paris 2020.

Le 7 juillet 1969, le public découvre une œuvre posthume de Duchamp, Étant Donnés : 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage. Une installation qu’il aurait commencée fin 1946 (juste avant le meurtre !) et tenue secrète jusqu’à sa mort en 1968. À travers deux trous percés dans une porte, le spectateur découvre un mur de briques éventré ouvrant sur une scène macabre : sur un lit de broussailles, le corps allongé d’une femme nue, cuisses écartées et sexe bien visible, rappelle celui de Betty Short… Plus étrange encore, l’œuvre contient des références à plusieurs membres du groupe surréaliste. La porte et les briques du premier plan ont été importées de Cadaquès, village de Salvador Dalí. Le mur troué renvoie au Portrait imaginaire de Sade signé Man Ray. La lampe en forme de flamme que la victime tient dans sa main évoque, elle, un tableau de Magritte, The Light of Coïncidences (1933). L’œuvre, longtemps cachée, sonne comme l’aveu codé d’une culpabilité collective, à la manière d’un cadavre exquis. Duchamp était-il hanté par l’idée que le tueur se soit inspiré de son travail et de celui de ses amis ?

Dernière pièce du puzzle, une lithographie, Unknown Woman (1970) réalisée par Man Ray peu avant sa mort. Avec ses yeux clairs, ses sourcils fins et ses cheveux noirs bouclés, dans lesquels apparaît un dahlia rouge foncé, la femme représentée ressemble comme deux gouttes d’eau à Betty Short… et dissimule sa bouche derrière sa main de façon inquiétante. Là encore, l’œuvre fait figure de message crypté. Georges Hodel aurait-il donc organisé un cadavre exquis réel des plus macabres en s’inspirant d’œuvres surréalistes ? Certains artistes y étaient-ils mêlés ou, du moins, connaissaient-ils la vérité ? Le doute continue de planer…

Black Dahlia Avenger – The True Story



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