
On le sait, Léonard était bien plus qu’un peintre. Le génie italien gagnait avant tout sa vie en tant qu’ingénieur militaire, architecte, inventeur et hydraulicien, tout en étudiant fiévreusement la botanique, l’optique… et l’anatomie. Passionné par cette dernière, De Vinci noircit d’innombrables carnets de dessins de muscles, de squelettes et de membres, qu’il annota de sa fine écriture en pattes de mouche – des productions superbes, foisonnantes et brillantes, aptes à ravir aussi bien les scientifiques que les amateurs d’art. Qui seront donc un peu déçus de constater dans cette exposition la quasi absence de dessins originaux, remplacés, pour des raisons de conservation, par des fac-similés. Mais la qualité de ces derniers, et surtout du propos de l’exposition, dérideront les puristes…
« C’est la première fois que les activités d’anatomiste de Léonard font l’objet d’une exposition spécifique, aussi fouillée d’un point de vue scientifique », confirme Pascal Brioist, spécialiste de Léonard, membre du Centre d’études supérieures de la Renaissance et professeur d’Histoire moderne à l’Université de Tours. Pour la concocter, ce dernier s’est associé à Dominique Le Nen, chirurgien, spécialiste de l’anatomie de la main, professeur des universités et docteur en épistémologie.

À gauche, « Os du pied et de l’épaule » par Léonard de Vinci dans le folio du codex de Windsor. À droite, une image de scanner du pied et de l’articulation de la cheville
© Château du Clos Lucé – Parc Leonardo da Vinci / Léonard De Serres © C.H.U de Brest
« Il se moquait des autres peintres qui, disait-il, peignaient les muscles comme des ‘bottes de radis’ ! »
Pascal Brioist
« Léonard n’a pas fait que des dessins d’observation. Il a écrit des textes d’une complexité redoutable, même pour un spécialiste », souligne Brioist. À partir de 1482, l’Italien se met à lire de nombreux ouvrages sur l’anatomie, dont le premier livre médical comportant des planches anatomiques gravées, signé Johannes von Ketham, un médecin allemand ayant vécu en Italie au XVe siècle. Dans de grands hôpitaux de Florence, de Rome et de Pavie, et aux côtés de chirurgiens réputés (Antonio Benivieni, Andrea Cattaneo, Marcantonio della Torre…), il assiste à des dissections, et en pratique lui-même une trentaine, sur des hommes et des femmes de tous âges.
Un peintre autant qu’un homme de science
« Léonard n’a pas disséqué pour mieux peindre. Sa peinture précède ses dessins anatomiques, clarifient les commissaires. Mais, dans ses notes, il écrivait que les artistes devaient étudier l’anatomie pour bien représenter le corps humain. Il se moquait des autres peintres qui, disait-il, peignaient les muscles comme des ‘bottes de radis’ ! ».

Vue extérieure du Château du Clos Lucé et du Parc Leonardo da Vinci à Amboise
© Château du Clos Lucé – Parc Leonardo da Vinci / Léonard de Serres
Inspiré par la philosophie d’Aristote, Léonard identifie des parallèles entre la jambe du cheval et celle de l’homme, la patte griffue de l’ours et le pied humain, les muscles et os d’une aile d’oiseau et les articulations d’un bras humain… Pour lui, tout est connecté : l’eau qui monte jusqu’au sommet des montagnes et le sang qui afflue jusqu’au cerveau ; la croissance des branches d’un arbre, les embranchements d’un fleuve et les vaisseaux sanguins de l’Homme… « Cette pensée médiévale, Léonard l’adopte au début de sa vie, mais va progressivement s’en éloigner », précise Brioist.
Muscles, os, proportions du visage… Léonard a l’obsession de tout mesurer, de tout mathématiser pour atteindre une connaissance exacte du corps – L’Homme de Vitruve, inscrit dans des formes géométriques parfaites, étant l’emblème de cette démarche. « Si les peintres de l’époque avaient l’habitude de tracer un quadrillage pour établir les proportions avant de dessiner un visage, Léonard était encore plus précis dans cet exercice que les autres artistes », note l’historien.

Léonard de Vinci, Les proportions de la figure humaine dit l’Homme de Vitruve, 1492
Encre sur papier • 34,3×24,5cm • © Bridgeman Images
Léonard utilise des analogies mécaniques (la poulie, le levier) pour comprendre et expliquer les mouvements du corps humain.
Animé par cette traque du détail, De Vinci met en place des façons révolutionnaires de dessiner et modéliser l’anatomie, qui anticipent les modélisations informatiques, les techniques d’imagerie et autres outils utilisés par la médecine moderne. Ses séries de dessins permettent de traverser les tissus et les organes couche par couche, jusqu’à l’os, mais aussi de voir les choses sous tous les angles, grâce à de lentes « rotations » image par image. Mieux, Léonard déplace, extrait des éléments pour montrer ce qui se trouve en dessous. Ainsi, il détaille une colonne vertébrale (qu’il est le premier à dessiner parfaitement) puis présente ses vertèbres détachées comme sur une notice de montage !

À gauche, les « muscles et squelette de la jambe chez l’homme et le cheval » ; et à droite, la « Colonne vertébrale », par Léonard de Vinci dans le folio du codex de Windsor
© Château du Clos Lucé – Parc Leonardo da Vinci / Léonard De Serres
« Léonard est un précurseur incontesté de la connaissance anatomique, descriptive et fonctionnelle. Il anticipe non seulement l’homme démontable [un mannequin anatomique en plusieurs parties mobiles, inventé au XIXe siècle, ndlr] mais également, avec cinq siècles d’avance, les images réalisées aujourd’hui avec une IRM ou un scanner, qui permettent maintenant d’enlever les structures gênantes pour l’analyse », insiste Le Nen. En témoignent des mises en regard, dans l’exposition, des travaux de Léonard avec des images et maquettes médicales contemporaines, dont des impressions 3D et vues 3D de scanners [ill. plus haut].
Fort de son expérience d’ingénieur, Léonard utilise aussi des analogies mécaniques (la poulie, le levier) pour comprendre et expliquer les mouvements du corps humain. Afin de représenter le fonctionnement des muscles, il réalise des maquettes avec des cordes et des fils de laiton, astuce encore utilisée aujourd’hui ; et pour comprendre le système cardiovasculaire, une modélisation en verre d’une valve cardiaque, dans laquelle il pulse des grains de millet et de l’eau avec un soufflet !
Des théories de plus en plus critiquées…
Vers 1513, Léonard dissèque une femme morte en couches. De ses observations physiologiques, il conclut que l’âme de l’enfant et de la mère est commune… Ce qui à l’époque (et encore aujourd’hui dans certains milieux) est totalement tabou, l’Église considérant que le futur enfant est doté d’une âme propre dès sa conception ! Léonard commence à avoir des ennuis… D’où peut-être son éloignement de cette activité. D’autant qu’en 1516, il sera très occupé à d’autres projets commandés par son protecteur François Ier à Amboise.
L’exposition s’enrichit d’une reconstitution de la salle de dissection de Léonard, éclairée à la chandelle, où gît un faux macchabée, entouré d’outils de dissection. La voix de Jean-Claude Drouot y lit un rapport écrit par Léonard suite à sa dissection d’un homme dans un hospice… Plus loin, une vidéo surprenante, réalisée en images de synthèse par le Laboratoire de traitement de l’information médicale de Brest, décortique « l’anatomie de la Cène » : les apôtres, qui expriment chacun une émotion particulière par leurs gestes et leur posture, y sont représentés sous forme de squelettes en 3D, qui révèlent l’ampleur de l’exactitude anatomique du travail de Léonard, et son importance dans la force de sa peinture.

Au dessus, la modélisation en 3D de « La Cène » à partir de la version numérisée de Kiyoshi Bando. Au dessous, vue de l’installation « La Cène » par Ivana Gayitch (2023) dans l’exposition « Léonard de Vinci et l’anatomie. La mécanique de la vie »
© Joël Savéan, Christian Lefèvre, François Gaucher © Ivana Gayitch
L’exposition se clôt sur une installation de l’artiste franco-serbe Ivana Gayitch, qui a sculpté les mains des personnages de la Cène dans de la cire puis les a accrochées dans les airs grâce à des fils transparents, dans la position exacte qu’elles occuperaient si la fresque était en trois dimensions. Sans paroles ni visages, elle montre combien l’anatomie, la position des membres, leurs articulations, leurs torsions, permettent à Léonard de raconter toute la complexité d’un instant suspendu…
Léonard de Vinci et l’anatomie. La mécanique de la vie.
Du 9 juin 2023 au 17 septembre 2023
Château du Clos Lucé – Parc Leonardo da Vinci • 2, rue du Clos Lucé • 37400 Amboise
www.vinci-closluce.com