Le tour de vices de Mantegna : le blogueur Louvre-Ravioli décortique dans sa nouvelle chronique l’œuvre de Mantegna “Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu”


Andrea Mantegna, Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu

Andrea Mantegna, Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu, 1499-1502

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Tempera sur toile • 160×192 cm • © Dist. RMN-Grand Palais / Musée du Louvre / Angèle Dequier

De gauche à droite, voici Minerve chassant les vices du jardin des vertus, armée d’une lance brisée. Plantée à ses côtés, une femme-laurier suit le combat de près, un brin apeurée. La déesse de la raison fonce tête en l’air, panache au vent, pour balayer une nuée de cupidons qui papillonnent comme des moustiques. Certains agrippent un arc et des flèches, d’autres un filet d’or. Une satyre effrayée détale avec sa progéniture. Devant elle, deux femmes suivent le mouvement. S’agit-il de Diane et Chasteté prises dans la mêlée ? Elles fuient torche en main, vers le bord d’un étang où se tient une Vénus contrapostée, perchée sur un centaure. Cette déesse de l’amour charnel se retourne vers Minerve d’un air coquin, peu pressée de quitter le jardin. Elle pose comme la déesse de Botticelli qui débarque pour apporter le printemps. Celle de Mantegna met les voiles dans une drôle de mare qui stagne au premier plan. Dans les eaux verdâtres, une caravane de sept vices – monstrueusement géniale – se traîne entre les nénuphars.

Andrea Mantegna, Les sept vices, détail de « Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu »

Andrea Mantegna, Les sept vices, détail de « Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu », 1499-1502

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Tempera sur toile • 160×192 cm • © Dist. RMN-Grand Palais / Musée du Louvre / Angèle Dequier

Comment remporter un bras de fer face aux « monstres abominables » avec une volonté en mousse ?

À l’extrême gauche, l’Inertie tire l’Oisiveté sans bras, incapable de rien. Son sourire est narquois, le spectateur moqué. Juste à côté, un singe souriant se retourne pour saluer Minerve. Sur son torse ficelé par une corde sertie de sachets, pendouille un sein étrange. C’est la Haine – ce vice suprême – qui porte les poudres de la discorde. Au fil de l’eau saumâtre, on recroise le centaure qui se mouille pour sa Vénus. Derrière lui, un satyre diabolique – sans doute la Luxure – emporte un petit Amour désailé et une peau d’animal. Son regard est glaçant. Sur son épaule, un Cupidon en suspension brandit une torche. À droite, l’Ingratitude et l’Avarice rachitique portent l’Ignorance, impotente et couronnée.

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À l’autre bout de cette mare aux diables, tout à droite, un muret de pierre affiche un message en latin : « Et vous, Ô dieux, prêtez-moi votre concours, moi la Mère des Vertus. » Serait-ce un papier laissé par Minerve ? Elle est madame Prudence, première des quatre vertus. Son appel à l’aide est doublé par le message porté par la femme-laurier à gauche : « Venez compagnes divines des vertus, vous qui êtes revenues du ciel, chassez de nos sphères les vices, monstres abominables ». Et elles sont là-haut les compagnes divines, débarquant à l’instant sur un nuage. On reconnaît la Force avec ses massue, colonne et peau de lion. Derrière elle, la Tempérance tient ses deux vases et la Justice son glaive et sa balance. Ces deux-là ont l’air distant, presque indifférentes. Seule la Force semble concernée mais sa mine empathique paraît bien molle. Comment remporter un bras de fer face aux « monstres abominables » avec une volonté en mousse ?

Andrea Mantegna, À gauche, la femme-laurier et Minerve ; au centre, la Luxure ; à droite, le trio de la Justice, de la Force et de la Tempérance

Andrea Mantegna, À gauche, la femme-laurier et Minerve ; au centre, la Luxure ; à droite, le trio de la Justice, de la Force et de la Tempérance, 1499-1502

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Tempera sur toile • Détails • © Dist. RMN-Grand Palais / Musée du Louvre / Angèle Dequier

Mantegna a soixante-dix ans lorsqu’il peint Minerve chassant les vices du jardin de la vertu (1501). Voilà quarante ans qu’il est au service de la cour de Mantoue et de la famille Gonzague. La ville, le palais et ses bâtiments sont un merveilleux showroom pour accrocher ses œuvres : basilique Saint-André, château Saint-Georges, palais du Capitaine, Domus Magna… Mantegna connaît le tout Mantoue et les ducs qui s’y succèdent : Louis III, Frédéric Ier et François II ainsi que son épouse Isabelle d’Este. En 1501, cette dernière souhaite aménager son studiolo dans une tour du château Saint-Georges. À 26 ans, Isabelle s’impose comme première dame de la Renaissance. Une femme de caractère « qui veut toujours en faire à sa manière et à sa tête » (dixit son Francesco de mari).

L’homme de pierre et la dame de fer

Léonard de Vinci, Portrait d’Isabella d’Este

Léonard de Vinci, Portrait d’Isabella d’Este, 1499–1500

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Dessin • 61 × 46,5 cm • © DR

Pour la déco du studiolo, elle fait rédiger une commande précise pour un cycle de cinq tableaux : Le Combat de l’Amour et de la Chasteté ; Le Parnasse ; Minerve chassant les vices du jardin de la vertu ; Le Règne de Comus ; Allégorie de la cour d’Isabelle d’Este. Les scènes devront célébrer les vertus et rameuter toute une foule d’allégories pour déclencher des discussions élevées parmi les hôtes du palais. Les conseillers d’Isabelle détaillent l’iconographie des tableaux et précisent l’ajout de citations de Pétrarque, Ovide ou Boccace. Face aux contraintes de la commande (et au caractère de la commanditaire), les jeunes artistes en vogue comme Bellini et Vinci déclinent la proposition. Sans doute un peu obligée, Isabelle s’en retourne vers l’inamovible Mantegna qu’elle trouve dépassé.

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Quand les vertus dévissent

Gian Marco Cavalli, Buste d’Andrea Mantegna sur son tombeau à Mantoue

Gian Marco Cavalli, Buste d’Andrea Mantegna sur son tombeau à Mantoue, 1490

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Quelle fut la réaction du maître lorsque la jeune Isabelle lui propose de peindre Minerve chassant les vices du jardin de la vertu ? En voyant sa sévérité et sa détermination sur un buste sculpté par Cavalli en 1490, on imagine mal l’homme de pierre se laisser dicter sa vie. Les deux dernières années passées à Rome pour décorer les fresques du Belvédère, ont même durci son caractère. Plus désenchanté que jamais, il écrivait à son duc : « partout l’Ignorance fait obstacle à la Vertu (…) les présomptueux et les sauvages triomphent. » Comme pour illustrer sa désillusion, ce nostalgique de l’Antique peindra bientôt une Allégorie de la chute de l’Humanité ignorante (vers 1505) [ill. ci-dessous]. On y retrouvera l’Ignorance obèse trônant sur une sphère. Plus loin, une femme aveugle et un homme encagoulé seront conduits par Luxure et Folie vers un précipice…

Andrea Mantegna, Allégorie de l’Humanité ignorante (Virtus Combusta)

Andrea Mantegna, Allégorie de l’Humanité ignorante (Virtus Combusta), 1490–1506

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Dessin sur papier • Photo Wikimédia Commons

À première vue, dans le tableau d’Isabelle, Minerve semble remporter son combat dans le jardin des vertus, cette passoire grande ouverte. En paysagiste coquin, Mantegna a taillé sept arcades sans aucun fruit et quatre arcades chargées d’agrumes. La perspective ferme les premières et ouvre les secondes sur l’extérieur. De quoi accélérer la sortie des vices et faciliter le retour des vertus, non ? Au dehors, certains vices fuient déjà vers les bois. Minerve progresse, soutenue par la femme-laurier qui ressemble à Daphné – repoussoir des avances d’Apollon – plantée comme un point de départ sur le plancher des vertus. Non loin de ses racines, sur le bord de la mare, on peut lire un extrait des Remèdes à l’amour : « Si tu chasses les vices, l’arc de Cupidon dépérira ». Voici un bout de morale du temps d’Ovide qui nous invite à dissiper l’amour par le travail et l’action. Baignant juste à côté, l’Oisiveté moqueuse présente son derrière à la citation.

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Andrea Mantegna, À gauche, des vices en fuite ; au centre, l’Oisiveté ; à droite, l’Ignorance portée par l’Avarice et l’Ingratitude

Andrea Mantegna, À gauche, des vices en fuite ; au centre, l’Oisiveté ; à droite, l’Ignorance portée par l’Avarice et l’Ingratitude, 1499-1502

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Tempera sur toile • Détails • © Dist. RMN-Grand Palais / Musée du Louvre / Angèle Dequier

Parmi les cumulus, deux visages émergent et s’affrontent.

À l’autre bout de la mare baigne le pire des vices pour Mantegna : l’Ignorance, portée par l’Avarice et l’Ingratitude. Entre ce lourd trio qui patauge à l’extrême-droite et les Cupidon qui papillonnent de l’autre côté, une ligne remonte le tableau. Depuis la mare visqueuse, creusée et obscure, vers une montagne sèche, massive et lumineuse. Entre ces contraires, le regard délaisse les vices pour s’élever. Au pied de la montagne, surgit une autre nuée d’angelots. Ceux-là n’ont ni arc ni flèche, mais des têtes de chouette – icône de Minerve. Seraient-ils les mini-gardiens du temple de la raison ? Derrière eux, une voûte taillée dans la roche dépasse de la haie comme l’entrée de l’arrière-boutique du jardin de l’âme. Au dernier étage de la montagne, les cimes dorées amorcent une courbe. On pressent une construction en cours, ou peut-être une ruine…

Andrea Mantegna, À gauche, Diane et Chasteté ; à droite, les cumulus anthropomorphes

Andrea Mantegna, À gauche, Diane et Chasteté ; à droite, les cumulus anthropomorphes, 1499-1502

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Tempera sur toile • Détails • © Dist. RMN-Grand Palais / Musée du Louvre / Angèle Dequier

La courbure de la pierre conduit les regards vers les nuages. Parmi les cumulus, deux visages émergent et s’affrontent. Du côté de la montagne, un visage blanc gronde, bouche ouverte, face à un profil noir situé du côté de la mandorle qui charrie les vertus. Qui pour comprendre ce qui se passe là-haut ? La Justice et la Tempérance sont toujours là, indifférentes. Devant elles, la Force morale se penche timidement vers le jardin. Quel renfort pour Minerve… Les regards finissent par redescendre en glissant sur le toboggan de la montagne pour un grand plouf dans la mare aux diables. Les vices sont tous là, autour de nous. Il y a de quoi perdre pied. Bien campés dans leur pataugeoire, avec un petit sourire en coin, les vices nous joueraient-ils un tour ? Leur fuite ressemble à un faux départ. Quant aux vertus, on les attend toujours.

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