Le scandaleux destin de la « Maja nue » de Goya


Sur fond sombre, sa peau nue diffuse une lumière douce comme un rayon de lune. Pas même un bijou ne vient distraire l’œil de sa chair laiteuse. Étendue sur un canapé recouvert d’un drap blanc et de coussins moelleux, la jolie brune aux courbes sensuelles s’offre aux regards comme une perle dans son écrin de nacre. Les joues roses (vient-elle déjà de s’abandonner au plaisir ?) et les bras relevés derrière la tête pour mettre en valeur sa poitrine, elle fixe paisiblement le spectateur avec un léger sourire, flottant dans une confortable assurance. Celle de charmer à coup sûr…

Un dispositif secret

À une époque où l’Inquisition espagnole refuse même les nus mythologiques, l’audacieux Goya (1746–1828) laisse entrevoir quelques poils pubiens au creux de ses cuisses fermées. Environ 70 ans avant L’Origine du monde de Courbet (1866), c’est peut-être la première fois que la pilosité intime d’une femme « réelle » (et non une nymphe ou une déesse) est représentée. Pour ajouter au culot de ce nu, la jeune femme est quasiment représentée grandeur nature sur cette toile longue d’1,90 mètres !

Francisco de Goya, La Maja vêtue

Francisco de Goya, La Maja vêtue, 1800–1803

i

Huile sur toile • 95 × 188 cm • Coll. musée du Prado, Madrid • © Photo Josse/Bridgeman Images

Mais l’œuvre n’était pas conçue pour être vue de tous. Peinte entre 1790 et 1800, elle faisait partie du cabinet secret du puissant courtisan Manuel Godoy (chef du gouvernement espagnol nommé par le roi Charles IV) où elle était dissimulée, grâce à un ingénieux mécanisme coulissant, derrière une réplique habillée ! Sœur jumelle de la Maja desnuda, la Maja vestida est allongée dans la même pose et ses vêtements – un boléro et une robe blanche rentrée entre ses jambes – ne font que couvrir sa peau sans cacher ses formes. Comme s’ils avaient été peints par-dessus le nu pour en masquer uniquement les détails « inacceptables », rendant encore plus érotique la deuxième toile, dont la révélation s’apparente à un effeuillage coquin !

Lire aussi article :  Grand Angle : Sommes-nous condamnés à toujours faire les mêmes erreurs ?

L’Inquisition intente un procès contre Goya pour obscénité…

Surnommée « La Gitane », puis « Maja » (une belle femme de la classe populaire espagnole), la séductrice n’a toujours pas été identifiée. Longtemps, les experts ont penché pour la treizième duchesse d’Albe, María Cayetana de Silva (1762–1802), maîtresse de Goya et dont Godoy avait hérité des tableaux en 1802. Réputée pour son physique, la dame avait des boucles brunes, une peau très blanche et des paupières langoureuses dignes de la Maja. Le peintre l’avait représentée à plusieurs reprises, laissant notamment d’elle un portrait en robe blanche (1795), et un autre en deuil (1797) [ill. ci-dessus], juste après le décès de son mari. Au sol, l’amant désormais sans rival glisse l’inscription « solo Goya » : « seulement Goya » !

« The Naked Maja » d’Henry Koster, avec Ava Gardner et Anthony Franciosa

« The Naked Maja » d’Henry Koster, avec Ava Gardner et Anthony Franciosa, 1958

i

© Pictorial Press Ltd / Alamy / Hemis

Si la thèse a séduit jusqu’à inspirer un film franco-italo-américain avec la pulpeuse Ava Gardner dans le rôle de la duchesse (La Maja nue d’Henry Koster, 1958), les historiens penchent désormais plutôt pour la belle actrice Pepita Tudó, maîtresse (puis épouse) de Godoy. Mais la Maja pourrait n’être qu’une femme idéale, inspirée de plusieurs beautés…

En mars 1808, le peuple madrilène se révolte et le secrétaire d’État Manuel Godoy échappe de peu à un lynchage public. Renversé, le roi Charles IV laisse place à son fils Ferdinand VII… qui met la main sur les biens de Godoy et découvre la Maja nue, qu’il confisque aussitôt ! L’Inquisition, tribunal d’Église né au XIIIe siècle en France pour réprimer l’hérésie, était tombée en désuétude avant de renaître en Espagne en 1478, instaurant une terreur durable par le biais d’autodafés, de tortures et de condamnations à mort (peut-être environ 2000) durant le XVIe siècle et la fin du XVe. De 1808 à 1813, l’Espagne est occupée par l’armée napoléonienne et ce terrible tribunal ecclésiastique est aboli… mais rétabli presque aussitôt, en 1814, dès le retour au pouvoir de Ferdinand VII. Souhaitant faire un exemple pour « mater » le vent d’insoumission qui souffle en Europe depuis la Révolution française, l’Inquisition intente un procès contre Goya pour obscénité. En théorie (même si cette issue est devenue plutôt rare), le peintre risque de finir brûlé vif…

Lire aussi article :  Halo Infinite lance son intersaison (avec coop)
Timbre-poste espagnol à l’effigie de la « Maja nue » de Francisco de Goya

Timbre-poste espagnol à l’effigie de la « Maja nue » de Francisco de Goya, vers 1930

i

© Neftali / Alamy / Hemis

Grâce à l’appui du puissant cardinal Luis María de Borbón y Vallabriga, le peintre est miraculeusement acquitté. L’Inquisition ne sera bannie par la loi qu’en 1838, dix ans après sa mort. Mais les deux toiles resteront dissimulées dans une salle fermée de l’Académie royale de San Fernando jusqu’en 1901, année de leur entrée au musée du Prado, 73 ans après la mort de l’artiste ! Désormais, la Maja nue fait la fierté du pays. Le 15 juin 1930, les postes espagnoles émettent une série de timbres à son effigie – les premiers de l’histoire représentant une femme nue. Affolé, le gouvernement des États-Unis, où la prohibition est encore de rigueur, fait retourner à l’expéditeur toutes les lettres comportant la brûlante vignette. La belle inconnue en aura fait rougir plus d’un !

Les Grands scandales de la peinture

La Maja nue, Henry Koster, 1958

Volavérunt, Bigas Luna, 1999

Goya, Carlos Saura, 1999



Source link