L’art égyptien, la passion méconnue de Rodin


« Plus que tout l’égyptien m’attire. Il est pur. L’élégance de l’esprit s’enguirlande à toutes ses œuvres. » Ce n’est pas là le visage le plus connu d’Auguste Rodin (1840–1917). On connaît son attrait pour l’art grec et pour Michel-Ange, mais le sculpteur regardait aussi de l’autre côté de la Méditerranée avec une passion qui est loin d’être anecdotique : la vaste collection d’Antiques qu’il a constituée des années 1890 à sa mort en 1917, comprenait sur 6 500 œuvres plus de 1 100 objets venus d’Égypte. « Rodin possédait peu de livres et de gravures sur l’Égypte, il n’avait pas une connaissance érudite de son histoire comme Sigmund Freud, par exemple. Mais son intérêt est constant, s’exprimant avant tout dans une sensibilité aux formes », précise Bénédicte Garnier, commissaire de l’exposition au musée Rodin. Un intérêt et une sensibilité qui arrivent sur le tard, se déclinant de multiples façons.

Le sculpteur français n’est pas un pionnier en la matière. De la campagne d’Égypte de Bonaparte (1798–1801) à l’érection de l’Obélisque sur la place de la Concorde (1836) en passant par le déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion (1822), l’égyptomanie a le vent en poupe dans la France du XIXe siècle. Rodin y vient tardivement alors qu’il est déjà un artiste accompli. Sa visite du British Museum à Londres en 1881 est un coup de tonnerre : en plus des reliefs du Parthénon, il est frappé par les œuvres assyriennes et égyptiennes qu’il ne cessera alors de regarder et même de s’approprier.

Vues de l’exposition « Rêve d’Égypte », avec « L’Homme qui marche » d’Auguste Rodin, 1964

Vues de l’exposition « Rêve d’Égypte », avec « L’Homme qui marche » d’Auguste Rodin, 1964

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© Agence photographique du musée Rodin /Jérôme Manoukian

« Au syncrétisme des divinités, rassemblant homme et animal, Rodin répond par le syncrétisme plastique de ses abattis assemblés. »

Bénédicte Garnier

L’Égypte ressort directement dans certaines thématiques rodiniennes. Ainsi, Rodin expose en 1889 à la galerie Georges Petit une Succube dont la pose et la masse de cheveux rappellent un sphinx. Ici, l’art égyptien lui est passé par le filtre d’une gravure du Belge Félicien Rops (Jamais trop, jamais assez, 1876). Dans les années 1890–1900, Rodin travaille au groupe Jeune fille confiant son secret à Isis, où deux femmes s’étreignent dans un geste intimiste invitant le spectateur à tourner tout autour pour apprécier les différents profils. On peut encore citer Fugit Amor (après 1895), que le sculpteur présente sous le titre Sphinx lors d’une exposition en 1898 : « C’est une figure composite, comme l’est aussi la figure du sphinx », commente Bénédicte Garnier. « Au syncrétisme des divinités, rassemblant homme et animal, Rodin répond par le syncrétisme plastique de ses abattis assemblés ». Le rapport à l’Égypte est souvent plus allusif, se précisant à mesure que l’artiste constitue sa collection.

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Eugène Druet, Collection d’Antiques de Rodin au rez-de-chaussée de l’hôtel Biron

Eugène Druet, Collection d’Antiques de Rodin au rez-de-chaussée de l’hôtel Biron, vers 1913

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C’est à partir de 1893, lorsqu’il s’installe dans la villa des Brillants à Meudon qu’il s’y emploie. Les pièces égyptiennes prennent une place importante, l’artiste privilégiant alors les petites statuettes, notamment animalières, dont il conçoit le socle. Outre les sculptures, Rodin achète des vases en albâtre, des tissus coptes et de petits objets en os… Rodin s’entoure d’un réseau de marchands, comme Theodor Graf, toujours à l’affût des ventes. Son élève Antoine Bourdelle qui partage son amour de l’Égypte, joue les courtiers pour son compte à partir de 1897, lui envoyant des pièces dénichées à Marseille. L’égyptophilie atteint son sommet lorsque, sur les pas des danseuses d’avant-garde Loïe Fuller et Isadora Duncan, Rodin projette de faire le voyage à Alexandrie en 1906. Un problème de santé l’en empêchera finalement.

Dans la villa des Brillants, les Antiques sont disséminés dans la maison et le jardin, donnant la réplique aux œuvres du sculpteur. Un dialogue polymorphe qui ressurgit aujourd’hui dans les salles du musée Rodin ! L’Égypte s’impose par échos et soubresauts et non par mimétisme. Qu’un modèle nu sur un dessin à l’aquarelle lui évoque furtivement le royaume de Râ, Rodin y inscrit « Memnon ». Il modèle la terre, les Anciens taillent la pierre. Pourtant quelle parenté entre La Pensée (1893–1895) et la Statue cube d’un homme assis (Nouvel Empire, 1550–1 069 av. J.-C.) [ill. ci-dessus] ! De l’Égypte, Rodin retient encore le dédoublement des figures, le fragment, la polychromie et la variété des matières, mais par-dessus tout, une monumentalité qu’il est des rares à comprendre. Il s’exprime ainsi, à la suite du rejet de son Balzac par la Société des gens de lettres en 1898 : « On n’a pas voulu voir mon désir de monter cette statue comme un Memnon, comme un colosse égyptien. »

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Vues de l’exposition « Rêve d’Égypte », au premier plan, plâtre de la statue de Balzac, 1898

Vues de l’exposition « Rêve d’Égypte », au premier plan, plâtre de la statue de Balzac, 1898

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© Agence photographique du musee Rodin – Jerome Manoukian

La collection de Rodin prend un nouveau tour en 1910, lorsqu’il obtient de l’État l’acquisition de l’hôtel Biron à Paris pour en faire le futur musée à son nom. Désormais, les acquisitions se font plus méthodiques, l’artiste ayant conscience qu’elles tiendront lieu de témoignage pour l’avenir. Rodin se rapproche des antiquaires Joseph Altounian et Joseph Brummer pour acquérir de plus grandes pièces d’une valeur inestimable, par exemple des fragments des reliefs du temple d’Athribis à Wannina (époque ptolémaïque, 323–30 av. J.-C.), dont il fait réaliser les encadrements par le sculpteur japonais Kichizo Inagaki. Cette égyptomanie de Rodin croise, comme chez Bourdelle, une passion pour l’art médiéval – Rodin évoque l’Égypte dans Les Cathédrales de France en 1914. Un goût retrouvant celui de Maillol pour la Grèce archaïque, de Modigliani pour les Cyclades et de Picasso pour l’art ibérique. Autant de modèles alternatifs aux sempiternels classiques, offrant à la sculpture d’entrer pour de bon dans la modernité.

Du 18 octobre 2022 au 5 mars 2023

www.musee-rodin.fr



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