La leçon d’anatomie du docteur Ingres


Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Odalisque

Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Odalisque, 1819

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huile sur toile • 91 x 162 cm • musée du Louvre, Paris • © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Voici la Grande Odalisque nue, allongée sur une méridienne d’un bleu mille-et-une-nuits. L’aguicheuse modèle daigne se retourner. Moue incroyable, indéfinie. Qui pour comprendre cette bouche en cœur ? Son regard interpelle mais le visage coiffé d’un turban brodé d’or reste une énigme. Un jeu d’ombre et de lumière vient perturber son trois-quarts et souligne plutôt un profil inédit. Certains penseront peut-être à une Dora Maar sortie du noir, en avant-première… Loin de s’offrir comme la désinvolte Odalisque de Boucher aux chairs évidentes, celle d’Ingres montre peu, suggère beaucoup.

Son rachis superstar serpente sur toute la diagonale. L’œil du spectateur godille sur ce corps de lait, le long des fesses, sans jamais tomber sur un os. La pente est douce, génialement damée par des lumières imaginaires. Les jambes posées l’une sur l’autre se lient jusqu’aux talons, ces petits coussinets de velours. Les pointes de pieds nous conduisent vers une pipe à opium, nécessaire de voyage vers un Orient très lointain. La mini nature morte laisse échapper des fumées qui épaississent le rideau de satin agrippé par la princesse alanguie.

À gauche : Pablo Picasso, Dora Maar aux ongles verts (1936, huile sur toile, 65 x 54cm), au milieu : Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Odalisque (détail – 1819, huile sur toile, 91 x 162 cm ), à droite : François Boucher L’Odalisque (XVIII<sup>e</sup> siècle, huile sur toile, 53 x 64 cm)

À gauche : Pablo Picasso, Dora Maar aux ongles verts (1936, huile sur toile, 65 x 54cm), au milieu : Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Odalisque (détail – 1819, huile sur toile, 91 x 162 cm ), à droite : François Boucher L’Odalisque (XVIIIe siècle, huile sur toile, 53 x 64 cm)

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© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jens Ziehe / © Succession Picasso, 2021, © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski, © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

Le voile bleu est brodé de fleurs de lys en forme de trompettes colorées. Dans ce flou exotique, les regards s’interrogent. Sommes-nous dans une alcôve du harem de Topkapi ou une chambre libertine du Palais-Royal ? Sur la couche, la grande odalisque a déposé sa parure de rubis. Autour d’elle, les draps s’entassent, se chiffonnent : velours, fourrures, soieries… La déshabillée s’assoit dessus et s’accoude sur d’épais coussins pour relever sa dorsale, l’épine vedette. Ultime détail, et non des moindres : Madame tient un chasse-mouche en plumes de paon. L’accessoire muni d’ocelles complique un peu plus le jeu des regards et ce mystérieux silence.

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Ingres joue les prolongations

La toile est commandée en 1814 par Caroline Murat – sœur de Napoléon Ier. Avec son général de mari, Joachim Murat, elle trône sur le Royaume de Naples. Pour décorer leur palais, Monsieur s’est déjà offert la Dormeuse de Naples (1809), réalisée par Ingres, artiste pensionnaire à l’Académie de Rome. Cette toile – aujourd’hui disparue – présentait une femme entièrement nue, retournée vers le spectateur. La Grande Odalisque devait offrir le pendant de cette dormeuse pour composer un volte-face surprenant dans les petits appartements des Murat. La Maja nue et La Maja habillée de Goya auraient sans doute applaudi l’accrochage.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, à gauche : étude pour la Dormeuse de Naples (1808, dessin), à droite : La Grande Odalisque (1819, huile sur toile)

Jean-Auguste-Dominique Ingres, à gauche : étude pour la Dormeuse de Naples (1808, dessin), à droite : La Grande Odalisque (1819, huile sur toile)

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© DR, © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Voilà 8 ans qu’Ingres est à Rome pour peaufiner son style. Les artistes y restent 2 ou 3 ans. Lui, restera 12 ans. Monsieur aime jouer les prolongations, à tous points de vue. Son terrain de jeu favori est le corps de la femme qu’il étire dans tous les sens. Ses modèles défilent sur le podium de ses explorations : la Baigneuse Valpinçon (1808), La Grande Odalisque (1814), Roger délivrant Angélique (1819). Assises, allongées, torturées… Ingres envoie toutes ses expériences en France mais sera moqué par un public trop perturbé par ces silhouettes improbables, trop peu académiques.

L’artiste qui vit sa trentaine doit grincer des dents, comme un violon échevelé. Il reste en Italie et peint l’Orient jamais vu, juste lu. Ingres dégaine les stéréotypes qui sont autant de prétextes plastiques. Orientalisme sauce « Montauban » : dans ses bains turcs, les chairs extra-pâles profitent de vapeurs imaginaires. Ses lumières ne font pas dans le réalisme. Pas de lumière zénithale précise dans un patio à mi-journée, pas de crépuscule compliqué par les broderies d’un moucharabieh. Les carnets d’Alger de Delacroix auront un accent plus documentaire.

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Dans l’œil du paon

Il y a pourtant salle comble à la leçon d’anatomie du docteur Ingres. Les spectateurs-étudiants débarquent du monde entier pour découvrir son compte-rendu clinique : « Alors, pour la Grande Odalisque : ajout de trois vertèbres pour assurer la prolongation de l’épine dorsale (création des lombaires L6 à L8 – on n’arrête pas le progrès), dessoudage de quelques vertèbres pour appuyer la contre-rotation droite du rachis cervical, légère flexion antérieure thoracique, désossement des bras pour éviter reliefs inutiles et disgracieux – type coude ou poignet, rotation antérieure de la hanche avec rotation externe du fémur assez appuyée. »

Il y a quelque chose de froid chez elle, presque une mise à distance.

Faut croire que Madame résiste bien à la douleur. La voici plus stretchée qu’une Vénus du Parmesan. Mais les manipulations ne s’arrêtent pas là. L’éclairage se joue des contrastes… Le visage de l’Odalisque est pile entre ombre et lumière. La frontière intrigue, son caractère questionne. Est-elle seulement aguicheuse ? Il y a quelque chose de froid chez elle, presque une mise à distance. Dans les braises du narguilé brûle comme un brin de dédain. En agrippant le voile de satin, elle pourrait même chercher à se recouvrir. De la même main, elle agrippe un chasse-mouches… Mais de quelles mouches parle-t-on ? Voilà un moment que nos petites mirettes virevoltent autour de son corps non ?

Jean-Auguste-Dominique Ingres, à gauche : détail « La Grande Odalisque », à droite « L’Odalisque à l’esclave » (1839)

Jean-Auguste-Dominique Ingres, à gauche : détail « La Grande Odalisque », à droite « L’Odalisque à l’esclave » (1839)

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huile sur toile • 71 x 100 cm • Fogg Art Museum, Cambridge

L’objet est confectionné en plumes de paon – le roi des oiseaux selon le naturaliste Buffon « si l’empire appartenait à la beauté et non à la force… » Avec ses ocelles qui sont autant de paires d’yeux posés sur nous, le jeu des regards se complique, se prolonge. Dans les vapeurs opiacées de l’alcôve, les regardeurs sont regardés, les espions sont partout. Qui lâchera le premier ? Le paon est d’autant bien choisi qu’il symbolise également l’incorruptibilité de l’âme. Ses chairs imputrescibles ne font-elles pas écho à cette peau de lait, lisse pour l’éternité ? L’animal est d’ailleurs souvent associé à une fontaine de jouvence… Est-ce pour ça qu’Ingres choisira aussi de placer une fontaine dans le décor de son Odalisque à l’esclave (1839) ?



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