
Le 7 mai 2018, le Met Gala, fête somptueuse donnée tous les ans au Metropolitan Museum de New York, bat son plein. Broderies rouge et or, bijoux rayonnants, tiares vertigineuses : vêtues en accord avec le thème de la soirée (le divin et le catholicisme), les plus grandes stars du cinéma, de la mode, des médias et de l’industrie musicale grimpent les marches du musée et paradent sous le crépitement des flashs. Parmi elles figure la mannequin et femme d’affaires Kim Kardashian. Difficile à croire, et pourtant : cette célébrité fortunée, propulsée sur le devant de la scène en 2007 par une sextape tournée avec un rappeur, puis par une série de téléréalité, va ce soir-là jouer un rôle clé dans l’identification d’une précieuse antiquité volée !
Tout commence durant le bal, lorsque Kim, enserrée dans une robe dorée moulante de chez Versace ornée d’une croix chrétienne, prend la pose aux côtés d’une autre icône tout aussi rutilante : le cercueil du prêtre égyptien Nedjemankh, alors exposé en grande pompe au Met en tant que trésor inédit. Sur cette photographie qui fait le tour des réseaux sociaux, l’enrobage à la feuille d’or de ce précieux artefact vieux de plus de 2 000 ans fait écho, malgré le choc des civilisations, à la tenue bling-bling de l’Américaine.
Volé en Égypte en 2011

Cercueil de Nedjemankh, 150–50 avant J.C.
Or, Argent, Résine, Verre, Bois, Bronze • 181 × 53 × 28 cm • © Wikimedia Commons
Peu de temps après le gala, la photo atterrit dans la boîte mail d’un certain Matthew Bogdanos, à la fois assistant procureur au District Attorney’s Office de Manhattan depuis 1988, et chef d’un escadron de lutte contre le trafic d’antiquités, l’Antiquities Trafficking Unit. Le cliché lui a été envoyé par l’un de ses informateurs, qui lui apprend que ce cercueil égyptien d’1,80 mètre de long, confectionné à la fin de la période ptolémaïque (de l’an 323 à l’an 30 avant notre ère) aurait été volé en Égypte en 2011.
L’envoyeur lui dit avoir parlé directement à l’un des hommes qui ont aidé à déterrer le cercueil. Ce dernier n’avait jamais été payé pour son travail. Alors que ses complices continuaient de lui faire croire que l’objet était encore en attente d’être vendu, le malfaiteur l’a découvert, bouche bée, sur une photo, trônant aux côtés de Kim Kardashian dans l’un des plus célèbres musées au monde. Fou de rage, il a alors décidé de se venger en racontant la vérité !
Bogdanos, un militaire passionné d’antiquités
Pour comprendre la suite, il faut revenir sur le parcours rocambolesque de Matthew Bogdanos. Diplômé en études classiques à l’Université de Columbia, l’homme a étudié l’Antiquité, le grec et le latin avant de devenir assistant procureur enquêtant sur des crimes, et colonel dans la Marine américaine. Après les attaques terroristes du 11 septembre, Bogdanos est déployé en Irak. À son arrivée à Bagdad en 2003, il est choqué de découvrir le musée national d’Irak, écrin de l’une des plus belles collections d’antiquités mésopotamiennes au monde, éventré par des tirs d’artillerie et dépouillé de milliers d’objets par des profiteurs de guerre.
Avec l’autorisation de ses supérieurs, Bogdanos met alors sur pied une équipe d’enquête. Durant neuf mois, il dort à même le sol de la bibliothèque du musée d’Irak, recense 15 000 objets manquants et parvient à retrouver des milliers de pièces volées, ce qui lui vaut une médaille. Passionné par ces « extraordinaires morceaux de l’héritage culturel de l’humanité », le militaire a trouvé sa vocation.

Matthew Bogdanos devant le musée national d’Irak à Bagdad le 16 mai 2003
© AFP PHOTO / Behrouz Mehri
Il n’avait pas fait le lien entre l’objet boueux et le cercueil brillant croisé durant des mois en format XXL sur la façade du musée new-yorkais et sur tous les bus de la ville !
De retour au bureau du procureur de Manhattan en 2010, il se met à enquêter sur le trafic d’antiquités à New York, en parallèle de son travail sur les homicides, et met sur pied l’Antiquities Trafficking Unit avec la bénédiction du procureur, Cyrus Vance, Jr.
En 2013, Bogdanos se met à traquer un gang de pilleurs d’antiquités égyptiennes basé en Allemagne, dont il intercepte les emails et SMS grâce à un système de surveillance électronique. Durant cinq ans, il tente de mettre la main sur la preuve que certaines des pièces de ce trafic ont atterri à New York…
Lorsque, miracle, la photo de Kim Kardashian apparaît dans sa boîte mail ! Cette dernière est jointe à six autres clichés montrant un cercueil de l’Antiquité égyptienne entièrement couvert de boue, saisi quelques instants après sa sortie de terre. Interceptées durant son opération de surveillance, ces photos figuraient déjà dans son ordinateur, mais il n’avait pas fait le lien entre l’objet boueux, méconnaissable, et le cercueil brillant, fraîchement restauré, qu’il avait croisé durant des mois en format XXL sur la façade du musée new-yorkais et sur tous les bus de la ville !
Le cercueil envoyé par colis FedEx
L’enquête le confirme : il s’agit bien du même objet. Mais comment ce butin frauduleux a-t-il pu arriver au Met ? Là encore, l’histoire est digne d’un roman. En 2011, en pleine confusion provoquée par le Printemps arabe, le sarcophage est déterré par des pillards au bord du Nil, à trois heures de route au nord du Caire. Sans pitié, les voleurs jettent alors la dépouille de Nedjemankh dans le Nil. Mais ils ne savent pas que le doigt momifié du prêtre est resté accroché à l’intérieur du cercueil – un reste humain qui fournira plus tard un indice déterminant. Pour l’acheminer jusqu’en Allemagne, les criminels défient avec insolence les autorités : ils envoient tout simplement le cercueil par colis FedEx, en le faisant passer, grâce à un faux document, pour une antiquité gréco-romaine sans grande valeur !
À Hambourg, un marchand le restaure et lui fabrique une nouvelle provenance grâce à de faux documents. Puis il est envoyé à un expert reconnu de l’Antiquité égyptienne, qui travaille avec une grande maison de vente parisienne. Celui-ci contacte les commissaires du Met et leur offre, sur un plateau d’argent, le cercueil d’or. Affaire conclue : le plus grand musée des États-Unis l’achète pour 4 millions de dollars.

Cercueil de Nedjemankh (détail), 150–50 avant J.C.
Or, Argent, Résine, Verre, Bois, Bronze • 181 × 53 × 28 cm • © Wikimedia Commons
« Non mais vous plaisantez ? C’est comme si l’objet portait sur lui la mention ‘volé’ en lettres rouges ! »
Matthew Bogdanos
« Une pièce extraordinaire, inédite, vieille de plus de 2000 ans, qui arrive sur le marché au moment même où il y a un contexte politique compliqué en Égypte : non mais vous plaisantez ? C’est comme si l’objet portait sur lui la mention ‘volé’ en lettres rouges ! », s’insurge Bogdanos. D’autant plus que le faux permis d’exportation fourni au Met lors de la vente comportait une erreur : il était daté du 11 mai 1971, mais portait un tampon « AR EGYPT » (Arab Republic of Egypt)… Alors qu’en mai 1971, quelques jours après la proclamation de l’Union des Républiques arabes, ce tampon n’existait pas encore, la constitution de la République Arabe d’Égypte (qui a remplacé l’United Arab Republic) n’ayant été adoptée que le 11 septembre 1971 !
Une fois contacté par la police, le Met, qui assure tomber des nues, coopère. Par miracle, le musée s’en sort indemne et n’est pas condamné. Le 15 février 2019, il publie un communiqué expliquant le retrait du cercueil de ses salles. À l’automne 2019, l’objet sacré est enfin escorté jusqu’à l’aéroport tel un chef d’État puis rapatrié en grande pompe en Égypte à bord d’un vol privé pour devenir une pièce centrale du musée égyptien du Caire. Tout cela (en partie) grâce à Kim !
« The Golden Coffin »
Podcast Art Bust
Épisode sorti le 21 juillet 2021, par l’historien de l’art et journaliste Ben Lewis.