Jane Avril, la rescapée du « Bal des Folles »


Sauf exception, on ne sort pas de la Salpêtrière. Pour cela, il faudrait être déclarée « guérie » par le docteur Charcot, grand fondateur de la neurologie moderne qui officie entre ses murs. Mais comment guérir à coups de mises au cachot, de bains glacés, de « stimulations électriques », de fer rouge dans le vagin et autres terribles tortures « thérapeutiques » ? Comment guérir lorsqu’on nous désigne comme « hystérique », terme fourre-tout et misogyne (du latin hystera, utérus) ? Comment guérir, enfin, tout en étant donnée en spectacle, encouragée à convulser devant une assemblée d’hommes lors de séances d’hypnose publique ?

André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière

André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière, 1887

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Huile sur toile • 290 × 430 cm • Colle. FNAC, Université Paris Descartes • © Photo : Josse Bridgeman Images

Malgré des avancées certaines, le XIXe siècle reste une ère sombre pour les victimes de troubles psychiatriques ou neurologiques. Et en particulier pour les femmes qui, même saines d’esprit, sont considérées comme « mineures ». Un mari cherchant à se débarrasser de son épouse, un tempérament fragile ou excentrique… Il en faut peu pour être internée à la Salpêtrière, et peu de temps pour sombrer (cette fois pour de vrai) dans la folie. Preuve qu’il n’y fait pas bon vivre, en 1880, la plus célèbre patiente de Charcot, Augustine Gleizes, s’en évade déguisée en homme…

Portrait de Jane Avril

Coll. privée • © Collection Sirot Angel / Leemage

Mais « ici-bas, tout est relatif » écrit dans ses Mémoires une certaine Jane Avril (1868–1943), de son vrai nom Jeanne Louise Beaudon. Car pour cette jeune fille internée à l’âge de treize ans dans le service de Charcot, cet enfer est un « éden » comparé au giron de sa mère alcoolique, qui l’insulte et la bat constamment. Lorsqu’elle y entre fin décembre 1882, la petite Jeanne se dit atteinte de la « danse de Saint-Guy ». Les médecins parlent, eux, de « chorée » : une maladie neurologique se traduisant par des mouvements désordonnés et incontrôlables.

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Tous les ans, fin février, les patientes « hystériques » de Charcot – en réalité épileptiques ou atteintes d’autres troubles – sont les principales attractions d’une soirée de Mardi-Gras organisée dans l’hospice : le « Bal des Folles ». Déguisées en gitanes ou en personnages de la commedia dell’arte, elles y attirent des invités de la haute bourgeoisie parisienne qui les considèrent comme des curiosités. Un moment attendu par beaucoup de ces femmes qui espèrent qu’une rencontre les sortira de là. Lors de l’un de ces bals, la petite Jeanne se met à tourbillonner au son d’une valse. Tous s’écartent et la regardent, hypnotisés…

Un bal de la Salpêtrière à Paris

Un bal de la Salpêtrière à Paris, vers 1890

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Coll. S. Kakou • © adoc-photos

« Cette enfant est étonnante et sera un jour quelqu’un » murmure-t-on. La danse est pour Jeanne un remède apaisant. Le 11 juillet 1884, elle est déclarée guérie et quitte la Salpêtrière après un an et demi de séjour – du jamais vu ! Retombée entre les griffes de sa mère, la jeune fille fait une fugue. Sous le pseudonyme de Jane Avril, elle commence à danser au Bal Bullier, où elle stupéfie le public avec ses danses solitaires, déchaînées et inquiétantes, inspirée des convulsions des épileptiques.

Henri de Toulouse-Lautrec, Affiche pour Le Divan Japonais,  Jane Avril accompagnée d’Édouard Dujardin

Henri de Toulouse-Lautrec, Affiche pour Le Divan Japonais, Jane Avril accompagnée d’Édouard Dujardin, 1893

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Lithographie • Coll. Bibliothèque Nationale, Paris • © Bridgeman Images

Avec son visage allongé, ses yeux rêveurs, sa silhouette élancée, son intelligence et sa personnalité mystérieuse, la belle rousse envoûte son monde sans se déshabiller ni s’offrir aux hommes, contrairement à la Goulue et autres danseuses de l’époque. Très vite, l’étrange performeuse devient la star du Divan Japonais, des Folies Bergère et du Moulin Rouge, haut lieu de la nuit parisienne où se croisent prostituées, demi-mondaines, artistes et aristocrates. Celle qui se surnomme elle-même « Jane la folle » reçoit un autre sobriquet, « Mélinite » : une substance explosive entrant dans la fabrication des obus ! Avec elle, les mouvements convulsifs sortent des hôpitaux pour gagner le milieu de la danse, anticipant la liberté des boîtes de nuit, où les corps s’électrisent et s’abandonnent…

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Friand des cabarets où il croque avec brio le monde nocturne, le peintre Henri de Toulouse-Lautrec, lui aussi victime d’une enfance malheureuse et pointé du doigt pour sa différence, voit en elle une âme sœur. Devenu son ami platonique, l’artiste la peint à maintes reprises. En 1892, il la crayonne en train de danser, jetant hors du jupon ses longues jambes maigres emmaillotées de noir, bizarrement pliées comme celles d’une poupée cassée.

Son corps longiligne aux poses désarticulées convient parfaitement au graphisme audacieux des estampes de Lautrec, qui fait d’elle la star de plusieurs affiches, en robe noire décorée d’un serpent enroulé pour annoncer l’un de ses spectacles, ou assise devant un verre au Divan Japonais, élégante dans sa tenue d’encre. Serait-ce elle, assise de dos dans son célèbre tableau Au Moulin Rouge (1892–1895), son chignon roux flamboyant à la lueur des lampes ? Sur d’autres toiles, Lautrec saisit Jane dans la rue, alors qu’elle entre ou sort du Moulin Rouge [ill. en une], le visage pâle et mélancolique, sérieuse et digne dans son long manteau d’hiver…

Même Picasso griffonnera son portrait en 1901. Amie avec le poète Mallarmé, l’écrivain Huysmans et le journaliste Alphonse Allais (son amoureux transi qui rêve de l’épouser), Jane se marie finalement avec l’affichiste Maurice Biais, avec qui elle partagera seize ans de sa vie à Jouy-en-Josas. Mais la danseuse, laissée sans le sou à la mort de l’artiste en 1926, passera les dix dernières années de sa vie dans un hospice. Publiées après sa mort, ses Mémoires perpétuent sa légende…

“Mes Mémoires” par Jane Avril

Éd. Phébus • 236 p. • 19,25€

“Le Bal des Folles” par Victoria Mas

Éd. Albin Michel • 256 p. • 18,90€

“Le Bal des Folles”, 2021, de Mélanie Laurent

“Augustine”, 2012, de Alice Winocour

Film consacré à Augustine Gleizes, évadée de la Salpêtrière, qui a inspiré les surréalistes en devenant figure des « Attitudes passionnelles » d’Aragon et Breton.





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