Fernand Deligny, un artiste-poète aux côtés des enfants autistes


Au mur, une citation reprend un échange entre un curieux et Fernand Deligny (1913–1996) : « – Qu’est-ce que vous faites ? De la réinsertion sociale ? – Ben, c’est-à-dire que… pas vraiment. – Vous êtes médecin. – Non. (…) – Vous êtes artiste ? – C’est plutôt ça… – Artiste en quoi ? – En asiles. » Répugnant à se parer de toute étiquette, Fernand Deligny n’avait pour mission que celle de la vie quotidienne, sans souci de production, d’efficacité ou de rendement. Pour le dire en quelques mots, il a été éducateur et a écrit des livres, a participé à la création de films, a esquissé une tentative d’approche et de compréhension d’enfants autistes, marginaux, délinquants. Mais à ce récit très sobre, il faut ajouter qu’il a été proche du réalisateur emblématique de la Nouvelle Vague François Truffaut (1932–1984) et du critique André Bazin (1918–1958), ainsi que de Chris Marker (1921–2012), membre comme lui de l’association d’éducation populaire Travail et culture. Ceux-ci l’ont soutenu, sollicité, lui ont écrit.

Janmari, campement de L’Île d’en bas

Janmari, campement de L’Île d’en bas, 1969

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Coll. Gisèle Durand-Ruiz et Jacques Lin / Photo Henri Cassanas

Deligny est ici évoqué par traces, par bribes, avec une économie qui déroutera ceux qui ne le connaissent pas et approchent à l’aveugle cet homme-OVNI.

Pour comprendre l’homme – et peut-être aussi le mythe –, le CRAC de Sète s’est entouré de ses éditrices (Sandra Alvarez de Toledo et Anaïs Masson, des éditions L’Arachnéen) et d’un doctorant de l’Université Paris 8 (Martín Molina Gola). En somme, pas des commissaires ordinaires. Sur les murs, peu de choses, quelques textes factuels mais aucune interprétation. Deligny est ici évoqué par traces, par bribes, avec une économie qui déroutera ceux qui ne le connaissent pas et approchent à l’aveugle cet homme-OVNI. L’exposition apparaît comme le « radeau » de son titre (« Fernand Deligny, légendes du radeau »), « structure légère, bricolée, expérimentale », nous disent les commissaires. On y voit quelques dessins, quelques peintures, des photographies d’archives, des extraits de films, et puis des dizaines des cartographies – celles-ci ont été tracées par Deligny et ses comparses – dits « personnes proches », des adultes non-éducateurs – pour donner à lire les circulations et les gestes des autistes dont ils s’occupaient (trajets, balancements compulsifs…).

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Des débuts d’éducateur

Revenons en arrière. Deligny voit le jour à Bergues, à la veille du massacre de la Première Guerre mondiale. Après son baccalauréat, il devient, « un peu par hasard », instituteur en 1936 à Paris. La guerre revient ; il rentre dans le Nord, se fait éducateur à l’asile d’Armentières – et si on ne doit plus dire « asile » dès la fin des années 1930, lui continue d’employer ce terme auquel il veut rendre la notion protectrice de « droit d’asile ».

Extrait du film « Le Moindre Geste » (1962) de Fernand Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, ayant pour personnage principal Yves Guignard

Extrait du film « Le Moindre Geste » (1962) de Fernand Deligny, Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, ayant pour personnage principal Yves Guignard

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Il fonde en 1948 une association qui propose une « cure libre » aux adolescents délinquants et psychotiques, et donne lieu à un film présenté à Cannes en 1971.

Il s’investit beaucoup, met en place des activités, s’oppose aux sanctions qui sanglent trop durement les jeunes gens inadaptés. Il écrit, aussi, « tout le temps » expliquent ses éditrices. Il documente chacune de ses « tentatives », publie rapidement trois livres (Pavillon 3 en 1944, Graine de crapule en 1945 et Les Vagabonds efficaces en 1947) et fonde en 1948 La Grande Cordée, une association qui propose une « cure libre » aux adolescents délinquants et psychotiques, et donne lieu à un film, Le Moindre Geste, présenté à Cannes en 1971 grâce à Chris Marker. Voisin d’André Bazin, Deligny s’intéressera toute sa vie au cinéma et à l’acte de « camérer », sans jamais réaliser les films qui documenteront sa pratique (dont Ce gamin, là en 1976, réalisé par Renaud Victor et produit par Truffaut).

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Un réseau de prise en charge d’enfants autistes au cœur des Cévennes

Gisèle Durand-Ruiz, Janmari et la pelote de laine

Gisèle Durand-Ruiz, Janmari et la pelote de laine, 2002

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Huile sur toile • 50 × 40 cm • Coll. Gisèle Durand-Ruiz

La plus belle rencontre de sa vie, c’est Janmari, un autiste reconnaissable sur les photos et les peintures d’archives à sa sage coupe au bol. Diagnostiqué « encéphalopathe profond », le garçon inspire à Deligny la fondation d’un réseau de prise en charge d’enfants autistes au cœur des Cévennes, à Monoblet, dès 1967. Un lieu singulier que l’on voit dans les films, en plein territoire rural : des installations faites de bric et de broc, des feux de bois et des abris en pierres, où les quelques mômes accueillis vivent, cuisinent, se baladent. Adapté aux enfants, le rythme du quotidien est très ritualisé, et les gestes les plus anodins ont une importance cruciale, comme en témoigne un relevé attentif des mouvements des mains de Janmari faisant la vaisselle : tracés par l’une des « présences proches », Gisèle Durand-Ruiz, ces dessins qu’on pourrait dire abstraits au premier regard sont des transcriptions précises et répétitives de ses mouvements, qui disent l’attention de Deligny à ce qu’il appelle les « lignes d’erre ». Jusqu’à sa mort en 1996, il restera dans les Cévennes, écrira énormément (notamment une autobiographie inachevée de 6 000 pages, présente ici à travers une pile monolithique), ignorant les invitations des Parisiens à venir participer à la fièvre de Mai 68, mais correspondant beaucoup.

Ainsi passeront trente années d’expérimentations, trente années à imaginer pour les enfants à part un monde adapté, isolé, à échafauder des « tentatives » comme Deligny aimait à le dire, lui qui ne voulait pas se définir. Sandra Alvarez de Toledo : « La rencontre avec Janmari en 1966 avait suggéré à Deligny une véritable opération de renversement : plutôt que ce qui lui manquerait, il propose de voir son ‘mode d’être’ comme une manière de repenser le nôtre, de penser ce qui nous manque ; ses détours et ses balancements comme un autre rapport à l’espace et au temps ; ses stéréotypies comme l’amorce d’une chorégraphie, ses gestes intempestifs comme de l’agir réfractaire au faire dirigé par l’intention, son silence comme une maïeutique… » Et du fragile radeau, de la « tentative » des Cévennes, demeure aujourd’hui une inspiration magnifique, une invitation au pas de côté, comme en témoigne cette exposition en fragiles – mais ô combien sensibles – pointillés.



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