Et si on avait tout faux sur l’art du Moyen Âge ?


Dans une BBQ party géante, Adam sirote un soda, un prédicateur mixe comme un DJ, un dragon s’invite à la teuf… Le musée de Cluny à Paris a dévoilé lors de sa réouverture en mai une affiche très décalée, réalisée par Scorpion Dagger. « Nos œuvres se sont ennuyées dans la pénombre des réserves pendant les travaux, alors elles font la fête !, explique Séverine Lepape, directrice du musée. Nous renouons avec un Moyen Âge décalé, drôle, accessible pour attirer notamment les jeunes générations. » Qu’on se le dise ! Notre regard sur le Moyen Âge évolue, et ça fait du bien. « Pendant longtemps, on n’a retenu de la période que les chevaliers, alors qu’ils ne représentaient qu’un pour cent de la population. Le romantisme du XIXe siècle puis la fantasy en littérature ont donné l’image déformée d’un Moyen Âge sombre, marqué par la Peste, la pauvreté, la violence. Alors bien sûr, il y a eu la guerre de Cent Ans, mais aussi les troubadours, les lumières, l’amour… », s’exclame Fanny Cohen-Moreau, autrice du podcast Passions médiévistes qui réunit 10 000 passionnés à chaque épisode. Aujourd’hui, les découvertes archéologiques, les trouvailles des historiens et l’insatiable curiosité des internautes renouvellent notre regard sur l’art du Moyen Âge. Prêts à oublier tout a priori sur les « dark ages » ? C’est parti !

Affiche de Scorpion Dagger pour la réouverture du musée de Cluny, Paris

Affiche de Scorpion Dagger pour la réouverture du musée de Cluny, Paris, 2022

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1. C’est tout gris et terne ! Faux : la polychromie est sur tous les supports

Christ en Gloire, portail de l’Abbaye de Sainte-Foy de Conques

Christ en Gloire, portail de l’Abbaye de Sainte-Foy de Conques

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© Rosine Mazin / Aurimages

Tremblez croyant, et craignez Dieu ! Ils sont 124 personnages à s’activer sur le tympan du portail occidental de l’abbatiale de Conques (Aveyron) pour vous conter le Jugement dernier. Un univers en noir et blanc, sculpté dans la première moitié du XIIe siècle, minéral et froid. Pas si vite ! Approchons-nous : des traces de polychromie subsistent. Du bleu derrière le Christ ou un aplat rouge derrière un ange en discussion avec un démon. CQFD : les sculptures du Moyen Âge étaient archi-flashy ! Aux XIXe et XXe siècles, les restaurateurs ont décapé les œuvres médiévales afin de renouer avec une anachronique beauté immaculée à l’antique, chère à Winckelmann. Aujourd’hui, de plus en plus d’objets sont analysés pour identifier les composants chimiques de leurs revêtements, et donc les éventuelles couleurs d’origine. Grâce aux méthodes non-destructrices (lumière rasante, rayons ultraviolets…) ou au prélèvement, l’idée est de repérer sur la surface une des substances utilisées par les artisans médiévaux pour leurs couleurs : du lapis-lazuli pour le bleu, du vert-de-gris (issus de l’oxydation du cuivre) pour le vert, de l’ocre pour le rouge, du sulfure d’arsenic pour le jaune.

2. Ce sont des rustres. Faux : le premier D.A est un abbé

Les Quatre Évangélistes et l’Agneau, d’après les « Louanges de la Sainte-Croix » de Raban Maur

Les Quatre Évangélistes et l’Agneau, d’après les « Louanges de la Sainte-Croix » de Raban Maur, XIIe siècle

Le prince des graphistes ? Il s’appelle Raban Maur, et au IXe siècle, il est archevêque de Mayence. En pleine renaissance carolingienne, ce théologien réalise un chef-d’œuvre de composition qui ferait pâlir d’envie les directeurs artistiques actuels. Son manuscrit, Louange à la Sainte Croix, s’inscrit dans la tradition antique des carmina figurata, des poèmes carrés dans lesquels les lettres forment des figures. Un ange, un agneau, un aigle, la sainte Croix… Des symboles chrétiens apparaissent au fil des pages. Simples dessins ? Jugez plutôt de la complexité : Raban Maur – ou les copistes selon les versions – commence par tracer dans le folio un dessin. Le texte envahit bientôt la page de façon très ordonnée : chaque ligne doit constituer un hexamètre (un ver de six pieds) et compter exactement le même nombre de lettres que les autres. Il s’arrange ensuite pour qu’un groupe de lettres, réparties sur plusieurs lignes, apparaissent en couleur dans le dessin tracé au tout début du processus. Ces lettres ont un double sens : lues en ligne, elles s’intègrent aux vers du poème, et lues dans le dessin, elles forment d’autres mots. Vous ne suivez plus ? Rien de grave, pas besoin de comprendre pour apprécier la beauté du résultat. Rien n’est laissé au hasard. En tout, le recueil contient 28 poèmes. Soit la somme des sept premiers nombres, une notion importante pour les Pythagoriciens. Raban Maur a conçu sa Louange comme un acte de piété, un effort pour accéder au divin.

3. Ils ne maîtrisent pas la perspective ! Vrai, mais c’est parce qu’ils s’en moquent

Plaque de reliure : le couronnement de Otton II et de Théophano

Plaque de reliure : le couronnement de Otton II et de Théophano, vers 982–983

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Musée de Cluny, Paris • © RMN-Grand Palais (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) / Jean-Gilles Berizzi

Reproche-t-on à Picasso de mal dessiner ? Comme le maître du cubisme, les artistes du Moyen Âge connaissaient les proportions et la perspective (la preuve par ici et puis aussi par là). Entre les IXe et XIVe siècles, ce qui comptait, ce n’était pas la « réalité visible » mais « la vérité symbolique ». Illustration avec cette plaque d’ivoire représentant le Christ couronnant l’Empereur Otton II et son épouse Théophano, datant de 982 : Jésus, immense, emplit l’espace de la plaque. À ses côtés, le chef du Saint-Empire romain germanique et sa femme ont l’air d’enfants. Et tout en dessous, à gauche, prosterné aux pieds d’Otton, c’est l’archevêque Jean de Plaisance, le commanditaire de l’œuvre. Cette hiérarchie des tailles ne choquait nullement les contemporains. « L’art médiéval véhicule une forme de pensée qui travaille sur l’analogie [plus vous êtes puissant alors plus vous êtes grand, ndlr] et sur l’emboîtement des sens. Nous avons perdu les clés de compréhension aujourd’hui », explique Séverine Lepape, directrice du musée de Cluny. Ne dites donc plus « c’est mal dessiné » mais « c’est bien symbolisé » !

4. On ne rigole pas beaucoup ! Faux : il suffit d’observer les « marges à drôleries »

À partir du Xe siècle, le rôle des moines dans la copie des textes est primordial. Ils passent des heures dans des scriptoria (ateliers d’écriture) à recopier des textes antiques (et à se geler). Quel ennui ! À partir du XIIIe siècle, des rigolos insèrent dans les marges des manuscrits des dessins humoristiques que les enlumineurs colorent ensuite : des lapins archers, des escargots bretteurs, des bonhommes s’affrontant à coups de phallus, des personnages mi-homme, mi-animal… dont la queue ressemble à un phallus (une obsession chez les moines ?). Ce sont les « marges à drôleries », codifiées à Paris vers 1250, et diffusées dans les villes du nord de la France, en Angleterre et en Flandres. Bientôt, toute l’Europe est pliée en quatre. Une sainte femme qui glisse un doigt dans l’anus d’un homme, un chevalier qui combat un escargot en armure… « Le grand historien Jacques Le Goff nous a appris que le rire est éminemment médiéval. C’est un rire souvent scatologique, ou qui donne dans le détournement en inversant des rôles (des ânes qui dirigent des humains attelés), représentant un « monde à l’envers », explique Séverine Lepape, du musée de Cluny. En tout cas, les vignettes humoristiques médiévales ravissent aujourd’hui les internautes, qui les détournent pour réaliser des mèmes hilarants. En novembre dernier, la Bibliothèque nationale des Pays-Bas (KB) a même mis en ligne un outil d’aide au détournement de ses vignettes médiévales. Avis aux amateurs !

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5. Les femmes sont inexistantes. Balivernes ! Elles sont de grandes mécènes

Le Cheval d’or

Le Cheval d’or, vers 1405

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Collégiale Saint-Philippe-et-Saint-Jacques d’Altötting • © Mick Gold / Bridgeman Images

Aliénor d’Aquitaine (1122–1204) avait ses troubadours et ses sculpteurs, Isabelle de Portugal se faisait tirer le portrait par Rogier van der Weyden à la cour de Bourgogne. Mais la mécène la plus politique, c’est Isabeau de Bavière (1371–1435). Le 1er janvier 1405 la reine fait ses étrennes à son royal époux, Charles V. Elle lui offre une splendide structure pyramidale de 62 cm de haut, en émail blanc sur ronde bosse d’or, merveille de l’orfèvrerie parisienne de l’époque. Ce chef-d’œuvre est surnommé Le Cheval d’or et le message qu’il porte est hautement politique. Petit rappel utile : depuis 1392, Charles V est fréquemment pris de très violentes crises de folie. Isabeau assume donc un rôle de plus en plus important au sein du Conseil du roi, c’est elle qui tient les rênes du royaume. Maintenant, revenons au cadeau de la reine, dont l’auteur est hélas inconnu. Au niveau inférieur, Charles a l’air d’être en prière au pied d’une Vierge à l’enfant, qui « trône » – un détail important – au sommet. En réalité, le roi se prosterne devant sa femme, qui porte l’héritier, futur Charles VII ! Un valet tient la bride du Cheval d’or : comme les serviteurs qui retiennent le roi pendant ses crises. Par cet objet de luxe, Isabeau dispense un message politique et affirme sa prééminence en tant qu’épouse, mère et reine : une femme de pouvoir au Moyen Âge ! Comme les hommes puissants de l’époque, elle est devenue mécène par nécessité afin d’offrir de somptueux cadeaux aux nobles dont elle achète ainsi la fidélité. Bijoux, broderies, joyaux, objets en or, argent et émail… sous son « règne », le trésor royal accumule des richesses, preuve de son mécénat actif.

6. C’est un art au service des curés. Encore faux ! Les « nouveaux riches » adorent les artistes

Si vous êtes très riche et que vous souhaitez vous distinguer, misez sur l’art vous dit-on aujourd’hui. Même topo au XVe siècle. Une bourgeoisie opulente, dont l’ascension besogneuse a débuté un siècle plus tôt, concurrence les rois et les hommes d’Église dans leur activité de mécénat. La famille Jouvenel des Ursins choisit en 1445 de placer dans « sa » chapelle de la cathédrale de Paris un tableau peint sur fond d’or. Un trombinoscope qui claque : on y voit un prévôt des marchands de Paris, un président du Parlement de Poitiers, deux évêques et archevêques, un chancelier royal, deux religieuses, et deux femmes mariées reconnaissables à leur coiffure à cornes. Rien de tel qu’un tableau pour crier au monde sa joie de palper plein d’écus.

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Jean I Jouvenel des Ursins, avec sa femme Michelle de Vitry et leur famille

Jean I Jouvenel des Ursins, avec sa femme Michelle de Vitry et leur famille, XVe siècle

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Huile sur panneau • 165 × 350 cm • Musée du Louvre, Paris • © Bridgeman Images

7. C’est du bois sculpté tout moche ! Et non, pas que…

Oubliez les vieux crucifix de bois et de fer rouillé. Au Moyen Âge, l’art est organique. Les bois de cervidés, abondants en Europe, ont la cote. Mais les crosses, plaques, pièces d’échecs et autres statuettes peuvent être faites d’os de baleine ou de corne d’hippopotame. Le vivant paie ainsi un lourd tribut aux élans des amateurs d’art. L’ivoire est réservé aux plus riches, car il vient de loin. Les marchands arabes récupèrent les défenses en Inde, ou sur la côte est de l’Afrique, avant de les revendre dans les ports européens (Venise en tête). Dans le Grand Nord, les marchands vikings proposent aussi leur propre ivoire, entre le VIIIe et le XIe siècles. Des marchands se spécialisent dans le commerce des dents de morse, et ils n’hésitent pas à se faire mousser en décrivant les périls auxquels ils ont réchappé lors de leurs expéditions, comme Ohthere de Hålogaland, contant à la cour d’Alfred de Wessex son exploration du nord de la Norvège et la mer Blanche. Un storytelling qui gonfle sûrement les prix !

Crosseron en ivoire de morse

Crosseron en ivoire de morse, XIIe siècle

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© RMN-Grand Palais (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) / Jean-Gilles Berizzi

8. Ils adorent les monstres ! Cette fois oui, et pour notre plus grand plaisir

Dans les manuscrits, sur les têtes de chapiteaux, sur les tympans des églises, dans les tapisseries… ils sont partout ! Les monstres du Moyen Âge montrent aux fidèles la part animale qu’ils ont en eux, et contre laquelle ils doivent lutter. Le bestiaire du Diable est ainsi très diversifié et les gens de l’époque savent reconnaître dans le serpent, le chien, le singe et le bouc des associés du Malin. Le satyre, le centaure ou la sirène sont aussi très populaires et marquent un lien maintenu avec la culture antique. Comme toujours au Moyen Âge, les sens peuvent s’inverser, et ces bêtes monstrueuses peuvent être bénéfiques ! Le dragon, qui squatte nombre d’armoiries, est un ennemi à combattre, mais aussi le symbole du courage. On croit également dur comme fer aux licornes, dont on achète à prix d’or les cornes dans les foires jusqu’au XVIe siècle (en fait, ce sont des dents de narval). Les rois eux-mêmes avalent un peu de poudre de licorne après les repas. Il paraît que c’est un excellent antipoison !

Maitre de Sarum, Adoration du Dragon

Maitre de Sarum, Adoration du Dragon, XIIIe siècle

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© BnF, Dist. RMN-Grand Palais / image BnF

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Musée de Cluny – musée national du Moyen Âge

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Quoi de neuf au Moyen Âge ?

Du 17 mai 2022 au 18 septembre 2022

www.jacobins.toulouse.fr



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