Ép. 1 Au front, avec les « soldats de l’image » de la Grande Guerre


En ce matin de novembre 1915, un fin tapis de neige recouvre la colline de Notre-Dame-de-Lorette et ses alentours. Son sommet, qui culmine à 165 mètres d’altitude, offre par temps clair une vue imprenable sur le bassin minier au nord, et sur la plaine d’Arras. Ce point stratégique est, au début de la Première Guerre mondiale, farouchement disputé par l’armée française et l’armée allemande. Pendant un an, les troupes s’affronteront sans relâche dans des combats d’une violence inouïe.

Lorsqu’il arrive au pied de la colline, Emmanuel Mas ne peut que constater l’horreur. L’horreur d’un charnier où périrent, d’octobre 1914 à novembre 1915, 188 000 soldats, et où tout ou presque fut entièrement détruit. Du petit village d’Ablain-Saint-Nazaire, que Mas s’empresse de photographier, il ne reste rien, sinon quelques troncs d’arbres calcinés qui trônent tristement au milieu des ruines et des trous d’obus. Le jeune homme de 23 ans est en mission : c’est un « soldat de l’image » qui, de l’éperon de Notre-Dame-de-Lorette aux tranchées de l’Aisne, en passant par les eaux bleues de la Méditerranée, doit documenter la guerre pour le compte de l’armée.

SPA / Édouard Brissy, À Ablain-Saint-Nazaire, la mission japonaise observe l’église détruite et au loin les collines transformées en champ de bataille

SPA / Édouard Brissy, À Ablain-Saint-Nazaire, la mission japonaise observe l’église détruite et au loin les collines transformées en champ de bataille, Pas-de-Calais, 28 novembre 1915

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Négatif noir et blanc sur plaque de verre • 9 × 12 cm • © Édouard Brissy/SPA/SPCA/ECPAD/Défense/SPA 6 D 1103

Contrairement aux gravures et reproductions de peintures, la photographie est considérée comme le médium de l’objectivité absolue.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate un an plus tôt, la photographie est pourtant interdite. L’armée française s’attend à une guerre courte. Mais au fur et à mesure que le conflit s’enlise, les journaux français font face à une pénurie d’images… Quelques photographes amateurs, des colonels, des médecins ou des infirmiers fournissent de rares images achetées à prix d’or. Mais la plupart du temps, les journaux sont contraints de se fournir auprès de l’armée allemande qui, elle, a compris plus tôt la nécessité de documenter le conflit ! En France, la presse connaît alors son âge d’or (au début de la Grande Guerre, on édite plus de 10 millions de journaux) et à de plus en plus recours à photographie. Contrairement aux gravures et reproductions de peintures, celle-ci est considérée comme le médium de l’objectivité absolue. Parce qu’elle donne – a priori – une image du monde tel qu’il est, la photographie fait vendre et la concurrence fait rage. Certains titres comme le Miroir, « hebdomadaire entièrement illustré par la photographie », voient ainsi leurs ventes décoller, passant de 300 000 à un million d’exemplaires, dès les premières semaines du conflit. Et la Grande Guerre de devenir un « feuilleton iconographique partagé », comme le souligne l’historien Alexandre Lafon dans La photographie mobilisée, 1914–1918.

Photographe inconnu, Un capitaine et trois fantassins sont postés dans une tranchée de première ligne

Photographe inconnu, Un capitaine et trois fantassins sont postés dans une tranchée de première ligne, 1914–1919

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Autochrome sur plaque de verre • 13 × 18 cm • Coll. Mick Micheyl – Jean-Baptiste Tournassoud/ECPAD/Défense/ AUL 96

Pour contrer la propagande allemande qui infuse la presse française, le ministère de la Guerre crée, en mai 1915, la SPA – la Section photographique de l’armée – et envoie, au front, des photographes expérimentés, recrutés parmi les hommes ne pouvant combattre. Emmanuel Mas, André Vergnol ou encore Pierre Machard, dont les parcours sont retracés dans l’exposition « Derrière les images. Photographier la guerre » présentée au Centre d’Histoire du Mémorial 14–18 Notre-Dame-de-Lorette, à Souchez, font partie de ces 90 soldats de l’image. Leur mission ? Documenter la guerre et, bien sûr, témoigner des destructions dans le but de faire payer plus tard les réparations à Allemagne. Chacun de ces opérateurs officiels, envoyés de part et d’autre du conflit, vont alors réaliser un nombre considérable d’images, qui viendront alimenter les archives de l’armée comme les pages des journaux.

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En 1917, la SPA fusionne avec la SCA (la Section cinématographique de l’armée) et devient la SPCA. Au front, le tandem photographe et caméraman est strictement encadré. Par des officiers, mais aussi par de nombreux assistants, dont l’aide s’avère précieuse. Il faut imaginer ces hommes sillonner les tranchées et les ruines, enjamber les cadavres des soldats et des chevaux, avec en guise de barda une dizaine de kilos de matériel sur le dos ! Alors que la photographie gagne peu à peu le grand public grâce à, notamment, l’apparition de la pellicule souple et du premier appareil photo de poche Kodak, la SPCA préfère en effet les appareils à plaques de verre. Plus faciles à conserver et archiver, ces dernières résistent aux variations de température et, surtout, ne sont pas inflammables, contrairement à la pellicule. Ce choix n’est pas sans conséquence sur les prises de vue. Parce qu’il est terriblement encombrant, ce matériel ne permet pas de photographier les assauts, qui par ailleurs ont généralement lieu la nuit. Les rares images de soldats au combat qui parviennent à l’arrière sont en fait des reconstitutions, plus ou moins réussies…

SPCA / Charles Winckelsen, Les opérateurs de la SPCA développent et font sécher leurs tirages à l’entrée d’un laboratoire photographique improvisé

SPCA / Charles Winckelsen, Les opérateurs de la SPCA développent et font sécher leurs tirages à l’entrée d’un laboratoire photographique improvisé, Oise, 14 août 1917

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Négatif noir et blanc sur plaque de verre • 9 × 12 cm • © Charles Winckelsen/SPCA/ECPAD/Défense/SPA 7 OS 90

Ainsi les opérateurs de la SPCA photographient-ils l’avant et l’après des batailles : l’attente, souvent interminable des poilus, puis les destructions et les morts. Quant au développement des tirages, il ne se fait que très rarement sur place. Si quelques photographes parviennent à installer des laboratoires de fortune, les plaques de verre sont pour la plupart du temps envoyées à Paris, aux bureaux de la SPCA, rue de Vallois. Un comité de censure détermine ensuite si celles-ci sont diffusables. Car à défaut de contrôler un conflit qui lui échappe, l’armée garde la main sur le récit de la Grande Guerre. En aucun cas, les images diffusées ne doivent révéler l’identité des soldats, dévoiler des secrets industriels et installations militaires à de potentiels espions, ou bien sûr montrer de façon frontale la mort (sauf celle de l’ennemi) : il s’agit avant toute chose de ne pas décourager la population.

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SPCA / Dufour, Un bébé porte l’insigne des blessés suite au bombardement de l’hôpital de Rosendaël par l’aviation allemande

SPCA / Dufour, Un bébé porte l’insigne des blessés suite au bombardement de l’hôpital de Rosendaël par l’aviation allemande, Nord, octobre 1917

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Négatif noir et blanc sur plaque de verre • 9 × 12 cm • © Dufour/SPA/SPCA/ECPAD/Défense /SPA 12 DU 213

La frontière entre information et propagande patriotique est donc poreuse, comme en témoigne cette photographie prise après le bombardement d’un hôpital. Le nourrisson, qui a miraculeusement survécu, vient de recevoir l’insigne des blessés au milieu des décombres ! Dans des mises en scène travaillées, certains opérateurs exaltent le pittoresque, immortalisant des soldats dans leur fameux uniforme bleu horizon bien propret, fumant tranquillement la pipe sur un tas de ruines, à mille lieues de l’enfer des tranchées infestées de rats et de vermines. D’autres encore versent dans l’exotisme, photographiant les troupes venues des colonies et optant pour des compositions figées dignes de tableaux orientalistes. Des images d’Épinal, en quelque sorte, qui seront par la suite reproduites sur des cartes postales, le principal canal de diffusion des images de la Grande Guerre après la presse.

L’armistice, signée le 11 novembre 1918, sonne le glas de la SPCA qui sera dissoute un an plus tard… Avant de renaître en 1939 sous la forme d’un Service cinématographique de l’armée (SCA). L’apparition d’appareils plus légers, comme le Leica ou le Rolleiflex, permettra alors aux photographes de s’approcher au plus près des combats et des hommes, des soldats comme des civils. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la SCA s’installe au fort d’Ivry-sur-Seine, toujours occupé par l’ECPAD, l’agence d’images de la Défense.

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L’Anneau de la Mémoire – Mémorial International de Notre-Dame-de-Lorette

L’Anneau de la Mémoire – Mémorial International de Notre-Dame-de-Lorette

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Aujourd’hui encore, des soldats de l’image, héritiers de « ceux de 14 », documentent les conflits du monde entier, du Mali au Donbass. Quant à la colline de Notre-Dame-de-Lorette, elle est devenue, au lendemain de la Grande Guerre, un lieu de mémoire et de recueillement, où reposent plus de 40 000 corps. Depuis 2014, l’Anneau de la Mémoire, immense mémorial dessiné par l’architecte Philippe Prost, rend hommage à 600 000 soldats de toute nationalité, tombés dans les Flandres françaises et en Artois. En contrebas de colline, dans le village d’Ablain-Saint-Nazaire, les ruines ont depuis longtemps disparu. Sauf celles de l’église. Photographiée par le jeune Emmanuel Mas puis par ses camarades opérateurs de la SPA cent ans plus tôt, elle se tient inexorablement, droite et fière. Les habitants de la région le savent bien : à travers la pierre éventrée, le ciel changeant du Nord a des allures de toile de maître.

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Derrière les images. Photographier la guerre

Du 19 mai 2021 au 11 novembre 2021

memorial1418.com

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Anneau de la Mémoire – Mémorial International de Notre-Dame-de-Lorette

Derrière les images. Photographier la guerre

Catalogue de l’exposition

Co-éd. Mémorial 14-18 – Notre-Dame-de-Lorette et ECPAD – Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense • 104 p. • 15 €

La photographie mobilisée 1914-1918

Par Alexandre Lafon

En ligne : https://journals.openedition.org/abpo/3398



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