Dieric Bouts : le Flamand obsessionnel


À propos des peintres flamands du XVe siècle, nous en étions restés, lors de l’épisode précédent, au grand Hugo van der Goes, maître du détail et des expressions presque cinématographiques, à qui le musée de Berlin a rendu ces derniers mois l’hommage qu’il méritait. Il fallait dès lors saisir cette occasion d’une exposition à Louvain pour raccrocher les wagons avec un chaînon manquant de cette passionnante histoire de la peinture flamande, en cherchant du côté de ceux que les historiens de l’art rangent dans la seconde génération, entendez à la suite de Jan Van Eyck (vers 1390–1441) et Rogier Van der Weyden (vers 1399–1464), les deux monstres sacrés.

Voilà donc redécouverte une personnalité encore assez méconnue du grand public, celle de Dieric – Thierry – Bouts (vers 1410–1475), dont, soit dit en passant, Hugo van der Goes avait achevé quelques triptyques après sa mort. Mais flamand, Bouts l’était-il vraiment ? C’est la question que les historiens de l’art se sont bien souvent posée du fait du lieu de naissance de l’artiste, Haarlem, en Hollande donc, comme l’affirmait dès 1604 Carel Van Mander, le premier historien des peintres des Pays-Bas.

Hollandais ou flamand ?

La différence est moins anodine qu’il n’y paraît car il pourrait être dès lors rangé dans la catégorie des peintres… des Pays-Bas septentrionaux, à une époque où les développements de la peinture y sont encore balbutiants. C’est à partir du début des années 1440, seulement, alors qu’il aurait déjà une trentaine d’années, que Bouts se serait installé à Louvain où il finira peintre officiel de la ville, de 1468 à sa mort en 1475. Et c’est dans la capitale du Brabant qu’est documenté l’essentiel de sa carrière. Vers 1447– 1448, son mariage avec la fille d’une importante famille de notables, Catherine van der Bruggen, surnommée élégamment « Catherine aux écus », semble sceller définitivement ses liens avec Louvain. Existe-t- il néanmoins des œuvres de sa période haarlémoise ?

Probablement, même si les historiens de l’art divergent sur ce point. Selon Albert Châtelet, grand spécialiste du XVe siècle, quelques tableaux utiliseraient des éléments spécifiquement hollandais. Tel pourrait être le cas du Triptyque de la vie de la Vierge conservé au musée du Prado, à Madrid, un ensemble de quatre panneaux figurant une Annonciation, une Visitation, une Nativité et une Adoration des mages, considéré comme sa plus ancienne œuvre existante (vers 1445), dont la forme des visages, aux volumes simplifiés, évoque les Pays-Bas septentrionaux. Bouts y démontre déjà son souhait de faire entrer le spectateur dans la scène mais aussi son attention au traitement du paysage, qui deviendra l’un des traits saillants de sa peinture.

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Dieric Bouts, Portrait d’homme (Jan van Winckele ?)

Dieric Bouts, Portrait d’homme (Jan van Winckele ?), 1462

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Huile sur bois • 31,6 × 20,5 cm • Coll. National Gallery, Londres • © National Gallery, Londres / photo wikimedia commons.

De nombreuses questions se posent donc : Bouts a-t-il laissé une trace à Haarlem ? Et surtout, qui l’a formé ? La seule certitude émanant de l’analyse de ses œuvres est qu’il semble avoir été fortement influencé par les deux grands maîtres de la génération précédente, Jan Van Eyck et Rogier van der Weyden. Comme beaucoup d’artistes de l’époque… Pas de trace néanmoins d’un contact direct, si ce n’est que Van Eyck travailla dans les années 1420 en Hollande – ses œuvres de cette période ne sont connues que par des copies –, ce qui aurait pu avoir des conséquences sur l’art de Bouts.

Un autre peintre, de cinq ou six ans plus âgé que Bouts, aurait pu servir de passeur : Petrus Christus, qui passe pour avoir été un élève direct de Van Eyck. Selon l’historien de l’art Erwin Panofsky, Bouts aurait exploité et perfectionné un certain nombre des innovations de Petrus Christus, notamment dans le cadrage, mais en créant davantage d’interactions avec le spectateur et en portant une attention plus soutenue au rendu des détails, des matières et des architectures, souvent contemporaines. Bouts, fin observateur, puise donc dans les grandes leçons des deux maîtres ; d’abord celles de Van Eyck, notamment dans son traitement des visages et des mains, mais aussi dans celui de la lumière (comme facteur d’unité de la scène).

Erwin Panofsky parle de la « raideur congénitale des figures de Bouts », artiste « ennemi de l’action, physique et psychologique ».

À Rogier, dont il pouvait voir les œuvres à Bruxelles, il va plutôt emprunter des schémas de composition, quitte à les modifier à la marge. Avant d’opérer une sorte de synthèse. Car Dieric Bouts est aussi perméable à l’esprit de son époque. Au XVe siècle, après les ravages de la guerre et la peste qui l’ont durement frappée au siècle précédent, Louvain est devenue une ville prospère du Brabant, capable de rivaliser avec Bruxelles, située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest. Fondée en 1425, son université contribue à son rayonnement. S’y développe une théologie moderne, la devotio moderna, qui privilégie la méditation individuelle du fidèle. Raison pour laquelle la classe bourgeoise émergente commande aux artistes de petites compositions peintes, support de leur dévotion privée.

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Le hiératisme prononcé des figures de Bouts pourrait être directement empreint de cette théologie, comme l’a admirablement noté Erwin Panofsky qui parle de la « raideur congénitale des figures de Bouts », artiste « ennemi de l’action, physique et psychologique ». Et qui apporte une remarquable définition : « Les figures qui se meuvent avec réticence donnent l’impression que le corps est trop étranger à l’âme pour qu’une interaction s’exerce entre eux. »

Dieric Bouts, Le Martyre de saint Érasme, panneau du tryptique du Martyre de saint Erasme

Dieric Bouts, Le Martyre de saint Érasme, panneau du tryptique du Martyre de saint Erasme, 1460–1464

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Huile sur panneau de bois • 82 × 80 cm • Coll. M Leuven / Église Saint-Pierre • © M Leuven / Église Saint-Pierre/photo artinflanders.be/ Dominique Provost

L’âme domine ses œuvres… La peinture de Bouts serait ainsi une fenêtre ouverte directement sur le divin. Précurseur dans l’utilisation de la perspective à point de fuite (avec Petrus Christus notamment), donnant une illusion de profondeur, Dieric Bouts fut aussi capable de produire des images très fortes. On pense au Triptyque du Martyre de saint Érasme, évoquant le supplice subi par cet évêque sous l’empereur romain Doclétien au début du IVe siècle, une scène d’une cruauté inouïe – on ne manquait pas d’imagination à l’époque pour persécuter les premiers chrétiens. Le peintre y figure le saint en train de se faire tranquillement éviscérer, ses boyaux étant enroulés sur une broche (un guindal) sous son œil impassible. Miracle de la foi ! « On croit assister non à une atroce séance de torture, mais à un sacrement, prévu et voulu de toute éternité », note Panofksy.

Amener l’espace à la vie

Bouts joua aussi un rôle de passeur. De son mariage avec « Catherine aux écus », il eut quatre enfants, dont deux garçons devenus peintres. L’aîné, Dieric Bouts le Jeune, fit une brillante carrière. Est-il l’auteur du Triptyque de l’Adoration des mages (Munich), appelé la Perle du Brabant en raison de ses petites dimensions, très proche du style de la maturité de son père ? Après la mort de ce dernier en 1475, on sait que les deux fils reçurent en héritage ses œuvres inachevées. Était-ce le cas de ce triptyque ? Mystère. L’un des panneaux, le Saint Christophe illuminé par un flamboyant coucher de soleil, est selon Panofsky « plus boutsien que Bouts lui-même ». Car le maître fut aussi le premier à introduire un paysage vu par une fenêtre dans les scènes religieuses, d’abord dans son Portrait d’homme, conservé à la National Gallery de Londres, puis dans ses autres scènes, en particulier de Vierge à l’Enfant.

Dieric Bouts, Saint Christophe, panneau droit du retable dit la Perle du Brabant [détail]

Dieric Bouts, Saint Christophe, panneau droit du retable dit la Perle du Brabant [détail]

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Huile sur bois • 626 × 281 cm. • Coll. Alte Pinakothek, Munich • © Alte Pinakothek, Munich /photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BStGS

Ce qui révèle aussi toute la singularité de sa peinture : Dieric Bouts, contrairement à Hugo van der Goes, ne fut pas un peintre de la figure humaine mais plutôt du paysage, de l’espace. Panofsky voit même une réciprocité totale dans ses œuvres « entre la dévitalisation de la figure humaine et la “vitalisation” de l’espace ». « Bouts démontre, pour la première fois, que l’espace peut être amené à la vie sans que rien n’y vive (ou plus exactement n’y bouge), annonçant ainsi la possible existence de la peinture de paysage comme un genre en soi. » Ce qui n’est pas rien.

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«Dieric Bouts – Créateur d’images»

Du 20 octobre 2023 au 14 janvier 2024
Pour cette exposition événement, la première d’une telle ampleur consacrée au peintre dans la ville où il fit toute sa carrière, une trentaine d’oeuvres ont été réunies, y compris celles d’ordinaire conservées dans la collégiale Saint-Pierre. Où un film et une installation sonore viennent compenser l’absence du “Triptyque de la Cène : The Migration of Wings”, qui raconte la destinée rocambolesque de ce précieux retable, dont les panneaux extérieurs avaient été volés par les occupants pendant la Première Guerre mondiale – puis rendus à la suite du traité de Versailles – et la Cène saisie par les nazis en 1942…



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