De la nécessité de gratter le vernis


Franchir la porte monumentale de la fondation Bullukian, depuis la place Bellecour, permet de voyager de la France à l’Arménie d’aujourd’hui. Disséminés autour d’une grande cour gazonnée, les espaces d’exposition de cet indispensable centre d’art – qui propose des résidences d’artistes, expositions et autres manifestations culturelles gratuites – mettent en parallèle les productions céramiques de deux mondes éloignés. Incongru de prime abord, ce rapprochement fait sens : l’art s’y manifeste instrument de réflexion et l’artisanat pratique de résistance.

Vase de Gumri exposé à la fondation Bullukian

Vase de Gumri exposé à la fondation Bullukian

i

La vingtaine de poteries colorées issue des ateliers de Gumri, deuxième ville arménienne située au nord-ouest du pays, s’inscrit dans l’histoire de la céramique sous l’Empire ottoman. Elle prend place dans la tradition des ateliers de Kütahya, cité turque où une école de potiers arméniens a fleuri entre les XVIe et XIXe siècles. Mais au-delà du raffinement des motifs décoratifs, empruntés à l’art textile, et de la fonction utilitaire de ces objets du quotidien (vases, pichets et autres récipients), c’est bien la survie de jeunes créateurs arméniens qui se joue ici. L’atelier de Gumri a été créé en 2014 pour perpétuer ce savoir-faire et aider les jeunes artistes arméniens à demeurer dans leur pays.

De l’autre côté du jardin, les photographies léchées de Natacha Lesueur dialoguent avec les « céramiques gourmandes » de Bachelot & Caron – qui partagent tous trois une même curiosité technique, une pratique récurrente de l’assemblage, le goût des motifs alimentaires et l’utilisation subversive des images. Dans une approche poétique et ironique, décalée et perturbatrice.

Natacha Lesueur, dont le travail est actuellement exposé à la Villa Médicis, se définit elle-même comme « photographe de mise en scène ». La maturation fait partie de son processus créatif, qui intègre aussi toujours le recours à des techniques exigeantes : dessin, sculpture ou composition culinaire en plus des procédés photographiques les plus pointus. « Chacun de mes projets nécessite du temps. J’ai toujours en moi la volonté de ralentir le temps de production avec cette idée un peu naïve de vouloir ralentir la consommation. Le temps long de la confection est celui de la concentration et de l’absorption. Des allers-retours entre la matière et la pensée s’instaurent. Et les techniques et les matériaux que j’emploie permettent de donner à voir plus que ce que l’œil peut voir. » Indispensable en effet de se perdre dans les sillons graphiques des coiffures de ses séries Les Cheveux gris n’existent pas (2015) et Les humeurs des fées (2020), ou dans les rondelles de saucisson et grains de riz savamment disposés sur des têtes (Aspics, 1998). Là comme dans ses plus récents Vases têtes (2021) [ill. en une], elle « s’intéresse au parallèle entre la surface corporelle, l’apparence et l’intériorité, l’intérieur organique et psychologique des êtres. C’est en quelque sorte une tentative de mise en scène du dedans vers le dehors, de montrer quelque chose de sous-jacent de l’ordre de la vanité ».

Lire aussi article :  Hommage à Samuel Paty dans les toutes les écoles de France vendredi
Natacha Lesueur, Sans titre, de la série « Aspics »

Natacha Lesueur, Sans titre, de la série « Aspics », 1998

i

Photographie couleur sur aluminium • 80 × 80 cm • © Natacha Lesueur

Comme Bachelot & Caron, Lesueur « aime bien hybrider les choses », pour que « tout ne se dévoile pas au premier regard ». « Nous aussi on vient de la photo et de l’illustration, rappelle Marjolaine Caron. Depuis toujours, on travaille sur des photos qu’on transforme. Notre travail a toujours intégré montage et collage, l’effet de cohérence naît paradoxalement de l’assemblage d’éléments disparates. » « On a la volonté de se mettre dans des histoires sensuelles, précise Louis Bachelot. Il y a au départ toujours une envie formelle. » Chez ce couple, à la ville comme à la scène, la pratique de la céramique est relativement récente. « Ce qui nous a attiré, avoue-t-elle, c’est son aspect brillant, luisant, un peu mouvant, glissant, comme dans la photo. Et le côté fabrication de cette technique dans laquelle tout d’un coup les choses se figent, se cristallisent, un peu comme dans la photo là encore ! » Et son alter ego d’ajouter « nous travaillons toujours avec l’idée de nous surprendre nous-mêmes, de ne pas savoir ni où on est, ni où on va ! » Et la magie opère…

Arrow

Par-delà le vernis. Natacha Lesueur, Bachelot & Caron, céramiques de Gumri

Du 30 septembre 2021 au 23 décembre 2021

www.bullukian.com



Source link