Dans quel état j’erre ?


Voici les Ambassadeurs. Deux barbus debout, deux regards fixés sur nous. Planté devant un épais rideau vert, chacun affiche son style. Le plus élégant est à gauche, les pattes bien ancrées au sol. Il plastronne dans sa pelisse d’hermine grande ouverte, histoire de découvrir sa chemise de soie rouge et un collier à médaillon. Son coffre doit résonner fort à la table des négociations. Il porte la robe courte du pouvoir politique. Son épée le confirme, tout comme sa dague. Son compère est moins large. Accoudé sur un livre, appuyé sur la connaissance, il porte le chapeau droit, carré. Monsieur est du genre à prendre des gants. Son col blanc et sa robe longue font deviner l’ecclésiastique. Le lourd manteau brun présente les mêmes motifs damassés et fleuris que le voile des coulisses. Celui-là aime se fondre dans le décor. Les pieds planqués sous la robe, il flotte au-dessus du sol.

Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs (détail)

Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs (détail), 1533

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Huile sur panneaux de chêne • 207 × 209 cm • Coll. National Gallery, Londres

Chaque ambassadeur s’accoude à un mobilier central : façon « comptoir de taverne » pour l’un, « chaire de théologie » pour l’autre. Le dressoir à double niveau est recouvert d’un tapis d’Anatolie et de hautes technologies. L’étagère du haut présente les instruments du ciel. Un globe céleste affiche ses constellations, dont la Lyre« rapace tombant » (Vultur cadens) et l’Aigle« rapace volant  » (Vultur vol[ans]). Trois horloges solaires racontent leurs spécificités, notamment le cadran cylindrique et le polyèdre avec boussole intégrée. Les experts reconnaîtront aussi deux quarts de cercle pour mesurer la hauteur des étoiles, et le turquet pour calculer leur position.

Sur l’étagère du bas sont posés les instruments de la Terre. Un globe terrestre (re)tourné vers l’Europe affiche ses grandes villes : Baris, Roma, Nureberga. Un livre d’arithmétique entrouvert par une équerre pose à côté d’un compas. La musique est là aussi. Un livre d’hymnes présente ses partitions à un luth en s’appuyant sur un étui à quatre flûtes. Détails à noter : une flûte manque à l’étui, une corde du luth est cassée.

L’étui du luth est au sol, face contre terre. La géométrie du pavage raffinée alterne les cercles et les carrés. Ces motifs prolongent le rythme de la toile : après le barbu d’église et le barbu politique, après l’étagère du ciel et l’étagère de la terre, voici les contours du spirituel et du rationnel. Mais ce beau canon déroulé en trois temps s’interrompt tout net à la vue du crâne immense qui lévite au premier plan. Déformé par un vortex invisible, il flotte comme une vanité venue de l’espace au-dessus des fines géométries. L’ovni bancal éclipse les ambassadeurs, chahute le réalisme du cadre. Pourquoi ne pas avoir simplement posé un crâne sur une étagère ? Le regard, bousculé par l’anamorphose, oublierait presque un autre détail. Dans le coin supérieur gauche de la toile, un minuscule crucifix passe une tête au-devant du tableau. À la frontière de son rideau vert, le petit Christ observe incognito ces messieurs du coin de l’œil.

L’artiste est renommé pour ses portraits de scientifiques érudits, de marchands accomplis et du gros roi Henry.

Les deux ambassadeurs sont Jean de Dinteville et Georges de Selve. Deux Français au service de leur roi qui se retrouvent à Londres le 11 avril 1533, dixit un cadran de l’étagère. Le premier est missionné auprès du roi anglais Henry VIII, le second auprès du pape romain Clément VII. Ils ont du pain sur la planche. Henry VIII souhaite divorcer avec Catherine d’Aragon (tante de Charles Quint) pour se marier avec Anne Boleyn, déjà enceinte. François Ier active ses ambassadeurs pour aider Henry à éviter l’excommunication. L’enjeu pour la France ? Faire capoter l’alliance Angleterre-Espagne et se rapprocher des Britanniques. Georges débarque à Londres avec les instructions précises de son roi et de son pape. Il en profite pour rendre visite à son ami Jean. Celui-ci, trop heureux, commande à Holbein un tableau pour immortaliser leur binôme. L’artiste est renommé pour ses portraits de scientifiques érudits, de marchands accomplis et du gros roi Henry. Après tous ces formats solos, il va pouvoir réaliser son premier duo.

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Hans Holbein le Jeune, Nicholas Kratzer

Hans Holbein le Jeune, Nicholas Kratzer, 1528

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huile sur bois • 81,9 × 64,8 cm • Coll. National Portrait Gallery, Londres

Jean de Dinteville s’affiche fier comme un roi d’Angleterre. Sur le fourreau de sa dague est écrit « ætatis suæ 29  ». Le diplomate est âgé de… 29 ans. La toile raconte ses réussites géopolitiques. Le pavage qui reprend le motif de l’abbaye de Westminster co-signe son succès avec l’ami Georges. C’est là-bas que se déroulera le couronnement d’Henry et Anne le 1er juin 1533. La silhouette de Jean incarne toute la puissance française. En plénipotentiaire triomphant, il arbore le collier de l’ordre de Saint-Michel, seau de la chevalerie française remise par François Ier. Le globe terrestre lui fait aussi un clin d’œil. Centré sur la ville de Policy fief bourguignon de Dinteville, il localise sa puissance aux côtés des grandes capitales d’Europe : Paris, Londres, Nuremberg… Jumelages élogieux.

Hans Holbein le Jeune, Portrait du roi Henri VIII

Hans Holbein le Jeune, Portrait du roi Henri VIII, vers 1534–1536

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huile sur bois • 28 × 20 cm • Coll. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid

Les qualités de Georges de Selve sont aussi présentées. Sur la tranche du livre accoudoir est indiqué « Aetatis svae 25 ». L’ouvrage lui donne… 25 ans. Évêque précoce de Lavaur, il doit convaincre le pape de casser l’ancien mariage d’Henry VIII. Contraint de composer entre morale et politique, on imagine des pirouettes proches du grand écart. Comment préserver les harmonies sans fausse note ? Pas facile. La corde du luth cassée, les désaccords sont inévitables. Mais l’ambassadeur parvient à éviter les conflits, voyez cette flûte qui manque à l’étui. Aux côtés de Georges, l’instrument qui souffle la guerre semble à jamais diminué. Autre fait de paix : en pleine crise protestante, l’évêque dénonce les indulgences romaines, extorsion à grande échelle. Symbole de son oreille attentive, les partitions de l’étagère rapprochent des thèmes chers à Luther : le Veni sancte Spiritus et les Dix Commandements. La Grâce et la Loi sont ici rapprochées, assemblage incontournable pour une réconciliation entre chrétiens, si chère à Georges de Selve.

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En 1533, la France est cernée par l’immense empire de Charles Quint. Les ambassades de François Ier doivent tout faire pour le défaire. On légitime le divorce d’Henry VIII, on soutient les princes protestants. La France va même supporter les Ottomans qui sont aux portes de Vienne pour prendre l’Empire à revers. Nos deux ambassadeurs appuyés sur un tapis d’Anatolie illustrent la stratégie si peu chrétienne. Mais qu’importe les moyens, il faut diviser pour fragiliser l’adversaire. Le livre d’arithmétique ouvert au chapitre Dividirt nous rappelle le mantra, tout comme le compas ce divider anglais. Édité en 1523, Le Prince de Machiavel trône en filigranes sur l’étagère. L’ouvrage raconte notamment qu’il faut être à la fois lion et renard pour maintenir sa sphère d’influence. Les silhouettes de nos deux compères ne diront pas le contraire.

Selon Machiavel, le lion et le renard peuvent pratiquer le mal si besoin. Voilà qui fait désordre du côté de saint Michel, peu enclin à serrer la pince du dragon. Mais que signifient le bien et le mal ? Chaque état verra midi à sa frontière. Sur l’étagère d’Holbein, le nord et le sud sont d’ailleurs renversés alors que dans le ciel, les oiseaux volent ou s’écrasent. L’horloge polyédrique s’est déréglée : il est 9 heures 30 sur une facette, 10 heures 30 sur une autre. Quel temps fait-il vraiment ? Les repères semblent bien futiles. Mais sont-ils seulement utiles ? Si on repère les étoiles, c’est pour se déplacer sur mer et conquérir plus de terre ; si on sort le compas, c’est pour tracer des frontières. Finalement, toute cette quincaillerie scientifique est financée pour enregistrer la chamaille des princes. Humanisme tout relatif… Sur l’étagère dérangée, les objets se mettent à couiner : le turquet est rabattu, le manche du luth a ployé, le quadrant est éventré, le polyèdre a chuté. Voici Holbein qui chuchote à Braque et Delaunay un progrès décomposé.

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Le 11 avril 1533, c’est Vendredi saint. Ce jour-là, les ambassadeurs ont dû refaire le monde, brandy à la main. Il faut les imaginer face à la cheminée, face à leurs contradictions. Après quelques verres, on divague : qui suis-je ? Où vais-je ? Dans quel état j’erre ? Le crâne en anamorphose apparaît devant eux. Les spectateurs curieux tenteront de mieux saisir cette forme en se collant au tableau, côté gauche. De là, le crâne se précise, tout le reste disparaît. Voici la mort soustraction impossible après les divisions impassibles. Pour s’en affranchir, il n’y a qu’à se retourner vers le petit crucifix planqué derrière, entre la représentation humaine et le voile émeraude des choses cachées. Jésus est au poste-frontière. En bon physionomiste, il inspecte ceux qui veulent entrer dans sa boîte de nuit. Prière de laisser les télescopes aux vestiaires. Car derrière le rideau vert, il ne s’agit pas d’étendre le fini, mais de goûter l’infini.

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