Comment Mondrian est-il devenu Mondrian ?


Piet Mondrian, Autoportrait

Piet Mondrian, Autoportrait, 1908

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fusain sur papier • 28 × 23,3 cm • Musée des beaux-arts, La Haye • © Kunstmuseum Den Haag

Ce visage frontal, prophétique, telle une apparition… Il faut être averti pour savoir que cet autoportrait au fusain de 1908 est bien de Mondrian ! L’artiste à la trentaine bien sonnée vit une période charnière, celle de ses premiers succès. Il s’est affublé d’yeux aux pupilles parfaitement dilatées, telles qu’ils sont au crépuscule, lorsque la lumière changeante métamorphose le paysage pour le faire entrer dans une autre dimension…

L’exposition ouvre sur un curieux vis-à-vis entre la Femme au fuseau (1893–1896), parfaitement figurative, et New York City I (1941) [ill. ci-dessous]. Malgré le chemin parcouru, on perçoit, sous les accents réalistes de la première, une forte structure géométrique créée par les carreaux de céramique mais aussi par les lignes marquées du mobilier. Les ferments de la seconde œuvre étaient là, près de cinquante ans auparavant. « Mondrian est déjà dans l’abstraction, même lorsque son art est figuratif » selon Ulf Küster, commissaire de l’exposition dont le sous-titre « Évolution » fait référence au fameux triptyque de 1911 (qui n’est d’ailleurs pas accroché à la fondation Beyeler). Il doit se comprendre en termes darwiniens : ce cheminement pictural n’est pas linéaire, mais fait de soubresauts, virages, hasards et rebonds, comme la vie.

Venu assez tard à la peinture, Mondrian a observé et digéré quantité de manières modernes : dans ses paysages peints autour de 1900, on décèle la patte du Gauguin de Pont-Aven. Dans ses fleurs – autre sujet où il a excellé – on devine son goût pour les Nabis et le Japonisme. Mais comme souvent, les parcours hors normes sont façonnés par les rencontres. Celle avec le symboliste Jan Toorop en 1908, qui l’oriente vers l’avant-garde européenne et notamment le néo-impressionnisme. Mondrian trouve dans la touche divisée un langage à même d’exprimer le rayonnement lumineux. D’une saturation sans bornes, son Moulin Winkel en plein soleil lui a valu les pires quolibets. C’est pourtant « du Van Gogh poussé à l’extrême » selon Küster.

C’est ce à quoi aspire l’artiste dans sa peinture : dépasser la surface des choses pour en saisir l’intériorité.

Une autre rencontre est plus déterminante encore : celle avec Rudolf Steiner en 1909, qui ouvre le peintre à la théosophie, démarche ésotérique visant à percevoir un sens dans toute chose pour lier l’individu à l’universel. C’est ce à quoi aspire l’artiste dans sa peinture : dépasser la surface des choses pour en saisir l’intériorité. En cela, il n’est pas anodin que dans ses premiers pas en tant qu’artiste, Mondrian ait dessiné des microorganismes pour l’Université d’Amsterdam.

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Piet Mondrian, Ferme à Duivendrecht

Piet Mondrian, Ferme à Duivendrecht, vers 1916

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Musée des beaux-arts, La Haye • © Kunstmuseum Den Haag

En quête d’universel, Mondrian veut dépasser les frontières. C’est ce qui le conduit à Paris où une nouvelle rencontre intervient en 1911 : celle avec le cubisme. Arbres et constructions sont décrits avec des lignes de plus en plus abstraites. Mais il ne s’agit pas d’un voyage à sens unique : lors de la déclaration de guerre, Mondrian regagne les Pays-Bas et produit cette surprenante vue figurative de la Ferme de Duivendrecht de 1916. Figurative ? Vraiment ? Le reflet de la ferme et des troncs sur l’eau affermit la planéité de la toile jusqu’à en faire un motif. Les branches dessinent des arabesques rappelant en tous points les compositions parisiennes, signe que l’artiste reste fidèle à sa quête.

La nature est un point de départ constant, rapprochant sa démarche d’un de ses contemporains : Vassily Kandinsky.

Forêts, dunes, plans d’eau… La nature est un point de départ constant, rapprochant la démarche du Batave d’un de ses contemporains : Vassily Kandinsky. Ce dernier ne mettait-il pas en garde contre une peinture abstraite détachée de la nature, qui ressemblerait « à des cravates ou à des tapis » ? Comme Kandinsky, Mondrian donne un sens spirituel aux couleurs, se souvenant comme lui du cercle chromatique de Goethe (1809). De même que Kandinsky, Mondrian aime Claude Monet et son art sériel : en 1917, il peint des moulins aux différentes heures du jour… L’hélice en mouvement aux pales orthogonales, croix mue par le vent, n’est-elle pas la substance-même du néoplasticisme ?

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Piet Mondrian, Composition avec bleu et jaune

Piet Mondrian, Composition avec bleu et jaune, 1932

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Fondation Beyeler, Bâle • © Mondrian/Holtzman Trust Photo Robert Bayer, Basel

Car le chemin et la méthode se précisent après la fondation de De Stijl avec Theo Van Doesburg en 1917. Pour dépasser les limites d’une expression individuelle, pour donner à la théosophie son expression propre, Mondrian retient une grammaire essentielle, faite de lignes horizontales et verticales, de couleurs primaires et de non-couleurs (noir, blanc et gris). Saturées dans les années 1920–1921, ses compositions vont à l’épure à mesure que les années passent, jusqu’à ne retenir autour de 1930 que des trames simples, où les rectangles de couleurs excentrés se font oublier sur un bord de l’espace, ouvrant à l’extérieur du cadre (Composition avec bleu et jaune, 1932).

S’il a suivi rigoureusement sa discipline, ce ne fut pas pour aboutir à un système stérile. Mondrian affirme la matérialité de ses toiles en peignant les cadres blancs. D’ailleurs, ce blanc n’est pas celui de la toile brute. Il est peint dans les tableaux, tendant parfois vers le gris et parfois vers le bleu. Exécuté en 1920–1921, Tableau I avec rouge, bleu, jaune, noir et gris est repris en 1925, Mondrian en épaissit les lignes du noir le plus profond qu’il puisse trouver, posant déjà les fondations de ce que serait l’art d’un Pierre Soulages.

Piet Mondrian, Tableau I avec Rouge, Bleu, Jaune, Noir et Gris

Piet Mondrian, Tableau I avec Rouge, Bleu, Jaune, Noir et Gris, 1920

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© 2021 Mondrian/Holtzman Trust Photo Tate

C’est la démarche d’un expérimentateur, d’un amoureux de l’acte pictural dont s’émeut Ulf Küster : « Mondrian est précis. Au contraire d’artistes comme Max Bill ou Georges Vantongerloo, cette précision ne se fonde pas sur des règles mathématiques, mais sur l’intuition, sur un long processus de peinture pure. » Un processus où le plaisir est maître mot, comme lorsque, dans un dernier sursaut, le boogie-woogie le pousse à donner de la couleur aux lignes, il oublie le pinceau pour coller de longs bandeaux de papier peints à l’huile ou de petits carrés, semblables à nos Post-it… Peindre, n’est-ce pas d’abord un jeu ?



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