#BlackLivesMatter : Le monde de l’art à l’épreuve du racisme


« Jean-François, tu es Martiniquais, on le sait. Pas la peine d’insister. » C’est à cause de ce genre de phrase assassine, prononcée par un professeur, qu’un jeune étudiant des Beaux-Arts de Paris aurait pu renoncer à s’affirmer, et s’effacer. Pas Jean-François Boclé (né en 1971), qui nous reçoit un jour de juin dans son atelier du 20ème arrondissement. Au mur, la série Je l’ai mangé toute mon enfance (2006), répétition obsessionnelle d’un visage aux yeux ronds et grosse bouche dessiné avec de la poudre de chocolat Banania. Créée en 1914, la marque n’a toujours pas retiré le visage noir et souriant qui orne ses paquets, image colonialiste qui hante les cuisines avec son slogan traumatique (mais plus utilisé depuis 1977) : « Y’a bon Banania ! »

Jean-François Boclé, Consommons racial ! (détail)

Jean-François Boclé, Consommons racial ! (détail), 2010

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installation, produits de consommation courante en vente de nos jours dans les supermarchés, étagère en bois • 700 × 24,5 × 60 cm • Coll. FNAC • Courtesy Maëlle Galerie / © Adagp

Je l’ai mangé toute mon enfance, mais c’est moins le chocolat que l’image, et par elle, le cliché raciste de l’homme noir, que Jean-François Boclé « cannibalise ». « J’ai mis les mains dans la m**** », précise l’artiste – même si c’est bien du chocolat qui a séché sur la feuille. Les bouches larges reprennent la forme caractéristique des représentations racistes et sont ouvertes en une grimace : « C’est mon propre cri de colère. » Au-delà du chocolat utilisé comme peinture, l’artiste multiplie les performances culinaires : à la foire AKAA en 2017, sur le stand de la Maëlle Galerie, il amoncelle des bananes par centaines en un Bananaman (2009–2012), puis les donne à manger aux visiteurs, et à la Biennale de Colombo en 2016, il prépare un colombo – plat emblématique de la cuisine antillaise – en public et en silence, pendant que son amie, la politologue Françoise Vergès, raconte sur grand écran l’histoire des travailleurs engagés venus d’Asie, convoqués pour remplacer la main-d’œuvre perdue des esclaves. « La nourriture, dans ces moments-là, nous déplace. »

Pour son installation Consommons racial (débutée en 2005), récemment acquise par le Fonds national d’art contemporain (FNAC), Jean-François Boclé entrepose « comme un enfant espiègle » des emballages au message raciste – comme ces sacs-poubelle « La Negrita », provenant de Colombie, dont la forme épouse celle d’une femme noire. De quoi glacer le sang des visiteurs, qui ont pu lui confier : « Je passais devant ce produit sans le voir ; plus maintenant. » « J’énonce une réalité, appuie l’artiste, j’opère le regard du public. J’ai le sentiment d’une responsabilité. »

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Prendre la parole

« Bien que les pays colonisés aient acquis leur indépendance, ils sont devenus dépendants de leurs anciens occupants à travers deux formes de propriété : l’une industrielle et l’autre imaginaire. »

Kader Attia

D’autres artistes ont récemment réagi à la mort de George Floyd et, par là même, aux violences policières commises envers des personnes noires. En France, c’est le cas de JR, star du collage, qui, en collaboration avec les élèves de l’école Kourtrajmé, rend visible sur deux murs du 10ème arrondissement de Paris les images géantes des yeux de George Floyd et d’Adama Traoré, mort à 24 ans pendant son arrestation en 2016. Accusé par certains d’opportunisme (« il faut se demander qui parle à la place de qui ? », nous souffle la curatrice Julie Crenn par téléphone), JR n’en reste pas moins une personnalité influente dont la parole est écoutée. « Je pense que n’importe qui peut s’emparer de ces questions », nous dit Olivia Breleur de la Maëlle Galerie à Paris, galeriste noire défendant des artistes caribéens ou engagés, portant un message politique sur l’exotisme et le rapport à l’altérité. Avec une réserve : attention aux représentations. Hervé di Rosa, auteur en 1991 d’une fresque autour de l’abolition de l’esclavage où les personnages noirs ont de grosses bouches rouges, « ne s’est pas rendu compte du glissement de son écriture plastique habituelle. La fresque a pris un sens intolérable. » Mais « tout le monde doit être capable de défendre l’humanité », poursuit Olivia Breleur.

On observera d’ailleurs la grande popularité sur les réseaux sociaux du mot-dièse #Blacklivesmatter, comme des carrés noirs lors du « Black Out Tuesday » en hommage à George Floyd – pendant une journée entière, les fils d’actualité se sont teintés de la couleur du deuil. Sur Instagram, le photographe Marvin Bonheur, Francilien d’origine martiniquaise, a immortalisé avec émotion les participants et les pancartes de la manifestation du 2 juin dernier. La lutte antiracisme se joue par l’image : il s’agit de montrer, de faire œuvre, de mettre en évidence, d’occuper les imaginaires. « Car bien que les pays colonisés aient acquis leur indépendance, écrit le plasticien Kader Attia (né en 1970), ils sont devenus dépendants de leurs anciens occupants à travers deux formes de propriété : l’une industrielle et l’autre imaginaire. »

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« Notre milieu est à 90% blanc ! En ce sens, les institutions participent du racisme systémique. »

Julie Crenn

Cette parole du plasticien répondait à l’invitation de l’association Décoloniser les arts (créée en 2015), qui publiait en 2018 un recueil de témoignages d’artistes, metteurs en scène ou cinéastes proposant d’élaborer « des voies pour une décolonisation des formations, des institutions et des contenus ». Car le constat est sans appel : il y a très peu de personnes racisées dans les écoles d’art, ou dont les œuvres sont exposées, ou occupant les postes importants des musées. Co-commissaire de l’exposition Tous, des sang-mêlés en 2017 au MAC VAL de Vitry-sur-Seine, Julie Crenn appuie : « Il faut se demander ce qu’est le système artistique, et ce que les acteurs de ce milieu peuvent faire. Les artistes ont abordé ces questions-là, mais comment rendre visible ces corps, ces paroles ? Notre milieu est à 90% blanc ! En ce sens, les institutions participent du racisme systémique. Il faut que chacun prenne ses responsabilités pour porter une attention particulière à ces questions. Prendre des risques. Aller plus loin. Sortir d’une zone confortable, blanche, riche, masculine, hétéro. »

La statue de Victor Schoelcher détruite à Fort-de-France en Martinique

La statue de Victor Schoelcher détruite à Fort-de-France en Martinique, le 22 mai 2020

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Depuis 2013, le guide-conférencier Kevi Donat organise en ce sens des visites du « Paris noir » qui racontent une « autre Histoire de France ». En deux étapes de deux heures, Kevi explore la rive gauche sur les traces des intellectuels noirs, comme l’écrivain James Baldwin qui vécut à Saint-Germain-des-Prés, ou Gaston Monnerville, premier président noir du Sénat, puis la rive droite, Pigalle et Château Rouge, où il interroge notamment le phénomène de la gentrification et le sens de l’expression « quartier noir ». Rencontré devant la Sorbonne, étape importante de son parcours, il revient sur les statues de Victor Schœlcher récemment déboulonnées en Martinique : « Il y a là-bas des coupures d’eau depuis des mois et personne n’en parle, mais si on touche à ces statues que personne ne connaît, tous les éditorialistes font un sujet. J’y vois beaucoup de mauvaise foi ! »

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Le monument à Jean-Baptiste Marchand, face au musée national de l’histoire de l’immigration

Le monument à Jean-Baptiste Marchand, face au musée national de l’histoire de l’immigration

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© Azoor Photo / Alamy Stock Photo

« Qu’est-ce qu’un musée décolonial ? Sachant que l’idée même du musée est occidentale. Quelles collections, quels objets, quel mode d’exposition ? La tâche est immense, mais féconde. »

Françoise Vergès

Françoise Vergès, co-fondatrice de l’association Décoloniser les arts, à l’initiative en 2019 d’une visite décoloniale du musée de l’Immigration, va plus loin. Arrêtée devant le monument voisin dédié à Jean-Baptiste Marchand et à l’expédition Nil-Congo (1896–1898), elle souligne : « Il a forcé les Africains à porter des tonnes de matériel ; il y a eu des milliers de morts le long de sa route ! » Avant d’ajouter : « Ce n’est pas une question de plaque » qui viendrait expliquer le contexte, « personne ne les lit ! Ce monument est une insulte. C’est un message qui passe : gloire à l’empire colonial. » Lors d’universités populaires menées à La Colonie (un café et lieu multiple ouvert par l’artiste Kader Attia à Paris), la politologue posait déjà cette question : qu’est-ce qu’un musée décolonial ? Sachant que l’idée même du musée est occidentale. Quelles collections, quels objets, quel mode d’exposition ? La tâche est immense, mais féconde. Comme le défend si bien Olivia Breleur de la Maëlle Galerie, « il y a tellement d’éléments qui font qu’il est compliqué de faire passer certains messages : on a besoin d’œuvres impactantes ! » Telle celle de son artiste cubain Carlos Martiel [ill. en une], qui se met en scène à terre (South Body, 2019), le drapeau américain littéralement planté dans la peau, en signe d’une blessure immense. À panser et penser.

Décolonisons les arts. Sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès • L’Arche • 2018 • 144 pages • 15 €

À paraître en juin : le numéro 54 de la revue Tumultes, « Voix/Voies entravées. Percées émancipatrices » • Kime • 2020 • 200 pages • 20 €





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