Alberto Manguel : « Tout à coup, devant moi, se dressait l’image d’une enfance perdue »


« En septembre 1998, je me suis installé pendant 16 mois à Calgary, dans la province d’Alberta, au Canada. Ma voisine était une artiste peintre, Marianna Gartner, qui peignait de grandes huiles à partir de photographies anciennes. Un jour, elle a aperçu chez moi la photo d’une cousine de ma mère, prise aux environs de 1900, quand elle avait neuf ans. Cette cousine, prénommée Clara, était habillée tout en blanc et soulevait de la pointe de ses doigts gantés les bords de sa jupe plissée. Marianna m’a demandé de lui prêter la photo. Quelques semaines plus tard, elle me montra le résultat, un triptyque d’environ deux mètres de hauteur. Clara occupait le panneau central, debout contre un fond sombre, de couleur terre. Sur les deux autres panneaux, deux squelettes, un de chaque côté, tenaient entre les dents une corde sur laquelle Clara se balançait. Sept papillons voltigeaient dans une brume au-dessus de sa tête.

Marianna Gratner, Portrait de Clara à la corde raide

Marianna Gratner, Portrait de Clara à la corde raide, 1999

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Huile sur toile • 122 × 61 cm, 152 × 122 cm, 122 × 61 cm • © Marianna Gratner.

Ce tableau, qui me rappelait les brumeux portraits du Caravage, m’a bouleversé. J’ai un rapport distant avec ma famille, ayant grandi pour ainsi dire seul avec ma gouvernante, affectivement loin de mes parents. Tout à coup, devant moi, se dressait l’image d’une enfance perdue et, plutôt que menacée, alertée par le rappel de la condition finale : avertissement de l’avenir lointain, mémoire perdue de mon passé.

Antoine Wiertz, La Belle Rosine

Antoine Wiertz, La Belle Rosine, 1847

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Huile sur toile • 140 × 100 cm • Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles • Photo Wojciech Biegun.

J’ai appris après, que Marianna avait d’abord peint, à la place des squelettes, deux valets en livrée et que les squelettes étaient des citations empruntées, l’une à La Belle Rosine d’Antoine Wiertz, l’autre à La Leçon d’anatomie de Thomas de Keyser. Les squelettes étaient donc des serviteurs, non des surveillants, de la belle Clara. Et les papillons ? Les deux extrêmes de ma vie, l’ombre d’avant ma naissance, l’ombre d’après ma mort, étaient survolés par ces images d’espoir, de cette « existence qui n’a besoin de nulle raison d’être », selon Miguel de Unamuno. Devant le tableau de Marianna Gartner, je me suis senti, peut-être pour la première fois, justifié.  »

Monstres fabuleux : Dracula, Alice, Superman, et autres amis littéraires

Essai traduit de l’anglais (Canada) par Christine Le Bœuf • éd. Actes Sud • 288 pages • 22,50 € / 16,99 € numérique

Alberto Manguel nous convie sur les traces des grands personnages de la littérature dont il brosse une savoureuse galerie de portraits et interroge le rôle. De Jim des Aventures de Huckleberry Finn au Petit Chaperon rouge, dans ce casting de « monstres fabuleux » nous aidant à traverser la vie, on croise tant la mère d’Hamlet que le monstre du Dr Frankenstein ou Harry Potter. Un essai à dévorer.



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