Pierre Singaravélou : « Il faut s’émanciper de l’histoire européenne de l’art en donnant une voix aux sans voix »


Vous initiez aujourd’hui au musée d’Orsay un cycle de conférences, accompagné d’un livre, qui pose un nouveau regard sur les collections du musée, sous l’angle de « l’histoire globale ». Pouvez-vous nous expliquer ce que ça signifie et pourquoi cette relecture ?

Pierre Singaravélou : La question de l’histoire est présente dès les origines – au début des années 1980 – de ce grand musée d’Art, sans que la discipline historique trouve pleinement sa place. L’idée – à l’invitation de la présidente Laurence des Cars, de la directrice de la conservation, Sylvie Patry, et de Donatien Grau – consistait donc à reprendre ce dialogue entre histoire et histoire de l’art mais en adoptant la perspective de ce qu’on appelle « l’histoire monde » ou « l’histoire globale », qui recoupe tout une série d’approches comme l’histoire coloniale, l’histoire impériale, l’histoire connectée, l’histoire transnationale, etc… Soit un ensemble de méthodologies qui invitent à se focaliser sur les circulations et les interactions entre les différentes parties du monde. L’autre caractéristique importante de cette « histoire globale » c’est qu’elle nous convie à inverser les perspectives, à s’émanciper d’une traditionnelle histoire européenne de l’art en donnant une voix aux sans voix, en donnant à voir les absents de l’histoire au XIXe siècle : les femmes, les populations colonisées et les populations extra-européennes.

Votre ouvrage, « Les Mondes d’Orsay », revisite de grands chefs-d’œuvre, mais exhume aussi des pièces plus rares. On y voit des photographies, du mobilier, des artistes moins connus comme Osman Hamdi Bey ou Louise Abbéma. Et des œuvres surprenantes comme un Champs de bananiers peint par Auguste Renoir en Algérie. Comment avez-vous procédé pour étudier ces collections ? Était-il indispensable d’explorer les marges ?

Auguste Renoir, Champ de bananiers

Auguste Renoir, Champ de bananiers, 1881

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Huile sur toile • 51 × 63 cm • Acquis, après saisie en douane, sur les fonds d’une donation anonyme canadienne par les Musées nationaux pour le musée du Louvre, 1959 et affecté au musée d’Orsay, 1986 • © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Ce livre n’est qu’un début ! Cette histoire mondiale se fonde sur un programme de recherches très ambitieux et donc forcément collectif qui rassemble une dizaine d’historiens et d’historiennes travaillant dans plusieurs domaines de l’histoire globale. Pour cet ouvrage, qui en est la première étape, j’ai travaillé avec les équipes du musée d’Orsay pendant sept mois durant la fermeture des musées. En consultant les dossiers d’œuvres, nous nous sommes aperçu que nombre d’entre elles proviennent des quatre coins du monde et que près de 40 % des artistes présents dans les collections sont d’origine étrangère. C’est énorme ! Ce musée considéré dès sa fondation comme le musée d’art français du XIXe siècle par excellence reflète en fait le monde dans sa grande diversité. Nous avons ensuite identifié précisément et systématiquement les artistes, les thématiques et les pièces qui pouvaient éclairer cette circulation des idées et des pratiques artistiques. On retrouve donc des œuvres extrêmement célèbres comme l’Origine du monde, dont le commanditaire Khalil Bey était un diplomate ottoman, mais aussi des œuvres moins connues ou même totalement inconnues.

Gustave Courbet, L’Origine du monde

Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866

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Huile sur toile • 46 × 55 cm • Paris, musée d’Orsay • © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

En quoi une collection d’art comme celle du musée d’Orsay, constituée au fil du temps par des époques et des conservateurs différents, peut-elle offrir un reflet pertinent du monde de son temps ?

Le passé n’existe pas de manière indépendante de nous : chaque présent réinterroge le passé en fonction de ses préoccupations et de ses questions.

Pour l’historien, c’est le présent qui détermine le passé ! Au fond, le passé n’existe pas de manière indépendante de nous : chaque présent réinterroge le passé en fonction de ses préoccupations et de ses questions. C’est pourquoi aujourd’hui nous adressons aux collections du musée d’Orsay la question de la mondialisation. Une question qui n’était pas du tout présente au moment de la création de l’institution, mais ce qui fait justement la richesse de l’histoire c’est qu’elle est « fille du présent », selon la formule de l’historien Lucien Febvre. L’histoire s’actualise en permanence grâce à ces nouvelles questions que nous posons au passé. Ce qui ne veut pas dire qu’on efface l’histoire telle qu’elle était écrite auparavant, mais nous la complétons, l’enrichissons de nouveaux regards. C’est tout l’intérêt du croisement entre histoire et histoire de l’art : il nous permet de découvrir des œuvres et des artistes qui étaient soit oubliés, soit négligés, mais qui n’en sont pas moins importants.

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Comment les œuvres peuvent-elles éclairer notre monde actuel ? En quoi l’art du musée d’Orsay se fait-il l’écho d’un siècle déjà mondialisé ?

Alfred Stieglitz, L’Entrepont

Alfred Stieglitz, L’Entrepont, 1911

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Héliogravure • 19,6 × 15,7 cm • Don de Minda de Gunzburg par l’intermédiaire de la Société des Amis du Musée d’Orsay, 1981 • © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Vaste question. De très nombreuses œuvres de la collection – pas toutes bien sûr – permettent de déceler des phénomènes caractéristiques du XIXe siècle comme le négoce international, l’industrialisation, l’urbanisation, la reproductibilité des images à l’infini, l’invention d’une culture de masse, la colonisation, mais aussi la christianisation du monde ou les migrations sur de très longues distances. Tout ce qui fait du XIXe siècle la matrice de notre modernité ! C’est à cette époque que sont aussi écrits les grands romans nationaux. C’est pourquoi le musée d’Orsay est extrêmement important aujourd’hui : ces œuvres permettent de comprendre – et non simplement d’illustrer, comme les historiens ont tendance à le faire – ce processus de mondialisation et le monde dans lequel nous vivons. Un exemple très concret est la photographie célèbre d’Alfred Stiglitz, L’Entrepont (1911), qui donne à voir les migrations transatlantiques. On s’est aperçu que Stiglitz révélait là, bien avant les chercheurs, l’importance d’une nouvelle forme de migration qui devient majoritaire à la fin du XIXe siècle : les migrations circulaires. L’Entrepont ne représente pas, comme on l’a cru longtemps, le voyage de l’Europe vers les États-Unis, mais l’inverse. Il s’agit de migrants rejetés d’Ellis Island, mais surtout de travailleurs qui ont décidé de revenir en Europe au milieu ou à la fin de leur vie. Voilà une manière très intéressante de comprendre ce qu’est la mondialisation dans sa complexité.

On retrouve dans ce livre quelques femmes peu connues parmi les artistes du musée. Avez-vous cherché à mettre en lumière ces grandes absentes de l’histoire traditionnelle de l’art, ou sont-elles apparues naturellement en décentrant géographiquement le regard ?

Lorsque Marie Bashkirtseff expose son tableau, les critiques le trouvent si beau qu’ils n’imaginent pas qu’une femme puisse en être l’auteur…

Un peu des deux… La question de l’histoire globale et celle de l’histoire du genre se croisent parfaitement, car nombre de femmes artistes présentes dans les collections étaient d’origine étrangère. Il y a le cas, par exemple, de Marie Bashkirtseff, une jeune aristocrate ukrainienne qui, fraîchement débarquée à Paris, se fait remarquer pour ses talents et se heurte en même temps à la domination masculine. Lorsqu’elle expose son tableau Un meeting (1884), les critiques le trouvent si beau qu’ils n’imaginent pas qu’une femme puisse en être l’auteur… Et le fait est que ce tableau représente une assemblée de jeunes garçons en train de deviser sur une affaire, apparemment, très sérieuse tandis qu’à l’arrière-plan, une silhouette de jeune fille, de dos et sans visage, est en train de disparaître… Cela ressemble beaucoup à une allégorie, très puissante, de la condition des femmes et des femmes artistes à cette époque. Marie Bashkirtseff va mourir très jeune, à 25 ans, sans avoir été reconnue. Ces œuvres n’ont donc pas été choisies ici comme prétextes ou alibis, mais parce que ce sont des œuvres fortes qui montrent les nouvelles formes de féminismes qui émergent alors.

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Marie Bashkirtseff, Un meeting

Marie Bashkirtseff, Un meeting, 1884

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Huile sur toile • 195 × 177 cm • Acquis par l’Etat, 1885 • © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

La question du racisme et du colonialisme, encore peu abordée par les musées, est ici au cœur de votre ouvrage. Était-ce un des enjeux principaux de cette enquête ?

Pissarro Camille, Paysage des Antilles

Pissarro Camille, Paysage des Antilles, vers 1852–1854

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Fusain. Signé, en bas à droite, des initiales de l’artiste : ‘C. • Paris, musée d’Orsay, conservé au musée du Louvre • © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) – Photo Tony Querrec

Simplement, lorsqu’on élargit la focale, et que l’échelle d’analyse devient le monde entier, on s’aperçoit qu’une grande partie des artistes étaient d’origine étrangère, et que c’est une donnée parfois sous-estimée. Le cas de Pissarro est intéressant à ce titre : ce pionnier de l’impressionnisme a peint toute sa vie la campagne française, mais on a oublié qu’il est né à Saint-Thomas, dans les Antilles danoises, nationalité qu’il a conservée jusqu’à sa mort. À partir de cette constatation, je suis allé traquer les œuvres qu’on avait totalement mises de côté, qui pouvaient nous donner à voir son expérience caribéenne. Et par chance, j’ai trouvé ce fusain, Paysage des Antilles (vers 1852–1854), une extraordinaire œuvre de jeunesse qui montre bien la précocité de son goût pour la douceur des paysages romantiques.

On entend beaucoup parler de « décolonisation » des musées. En quoi cela consiste-t-il concrètement ?

Samuel Bourne, Temples du Sud des Indes

Samuel Bourne, Temples du Sud des Indes

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Musée d’Orsay • ©Musée d’Orsay, Dist.RMN-Grand Palais / Alexis Brandt

Pour ma part, je ne prétends pas « décoloniser » l’histoire de l’art, mais la question de la colonisation dans l’art du XIXe est évidemment centrale. J’essaie de montrer que ces collections du musée d’Orsay donnent à voir, au-delà des stéréotypes racistes, la complexité des discours coloniaux qui sont le produit de ce siècle. Les représentations coloniales peuvent être présentes de manière subtile par l’absence même de représentation des « indigènes », comme c’est le cas dans la photographie de Samuel Bourne qui immortalise les temples de Madurai en Inde britannique, mais qui fait totalement l’impasse sur les Indiens. L’une des manières aussi de « décoloniser » les collections et les musées en général est tout simplement d’identifier les personnages oubliés sur les tableaux, de restituer leur trajectoire et leur rôle. Dans l’Olympia, par exemple, on avait négligé pendant des décennies la jeune femme noire qui s’appelait Laure. On avait également oublié que Manet, à l’âge de 16 ans, était allé au Brésil et y avait été révolté par le spectacle d’un marché d’esclaves. Manet n’était pas victime des stéréotypes racistes de son temps, il n’y a pas d’exotisme dans cette image, simplement une grande beauté que l’on redécouvre aujourd’hui en retrouvant le regard de Manet. Tout est affaire de contexte et de réception. Et puis, une autre manière de « décoloniser » l’art est de montrer et redécouvrir les artistes extra-européens, notamment les artistes « indigènes » comme le premier peintre à chevalet maghrébin Azouaou Mammeri. Il faut aller à la recherche de ce point de vue des autochtones qui est souvent extrêmement riche, stimulant, parfois subversif.

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Édouard Manet, Olympia

Édouard Manet, Olympia, 1863–1865

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Huile sur toile • 130 X 190 cm • Paris, musée d’Orsay • Photo © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

L’histoire de l’art du XIXe siècle est généralement étudiée selon deux axes : celui de la modernité et celui de Paris, considéré comme un centre culturel mondial. Est-ce une vision réductrice, qu’il faut totalement revoir ?

Les chercheurs tentent de restituer le rôle des artistes étrangers et de montrer qu’il n’y a pas, par exemple, un impressionnisme mais des impressionnismes, aux quatre coins du monde.

C’est en effet un modèle diffusionniste qui a longtemps prévalu dans l’histoire européenne de l’art jusqu’à la fin du XXe siècle et qui est aujourd’hui battu en brèche. Évidemment que Paris joue un rôle déterminant dans l’histoire de l’art du XIXe siècle, mais l’idée d’une influence unique et unilatérale de Paris sur le reste du monde est désormais obsolète, il s’agit plutôt d’interactions. Il faut en outre prendre en considération d’autres lieux, parfois éminemment internationaux comme Barbizon et Pont-Aven où se regroupent des centaines d’artistes étrangers qui coproduisent des mouvements picturaux qui ont été essentialisés comme éminemment français. Aujourd’hui, les chercheurs tentent de restituer le rôle des artistes étrangers et de montrer qu’il n’y a pas, par exemple, un impressionnisme mais des impressionnismes, aux quatre coins du monde. Cela veut dire aussi que la notion de « modernité », unique et française ou européenne, doit être revisitée à l’aune de modernités multiples. Lorsque l’artiste africain américain Henry Ossawa Tanner, par exemple, fuit les discriminations dans son pays, c’est pour s’établir à Paris, car certes c’est une capitale culturelle mondiale, mais Tanner n’est pas un simple spectateur de l’impressionnisme : il se l’approprie pour inventer sa propre peinture. Ce sont donc des processus d’appropriation, de réinvention et pas simplement de transferts ou d’influence.

Henry Ossawa Tanner, La Résurrection de Lazare

Henry Ossawa Tanner, La Résurrection de Lazare, 1896

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Huile sur toile • 94,7 × 120,5 cm • Acquis de l’artiste par l’Etat pour le Luxembourg, 1897 • © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Faire une histoire globale, c’est donc aussi faire une histoire locale ?

Exactement. C’est très important : la micro-histoire n’est pas l’ennemie de l’approche globale. Il est indispensable d’articuler les deux pour comprendre ce phénomène de mondialisation, qui s’effectue toujours à l’échelle locale. À l’image de Pont-Aven, qui est sans doute le village le plus cosmopolite du monde à la fin des années 1880. Il a été découvert par les États-Uniens avant que Gauguin ne le rende célèbre, puis des artistes du monde entier y sont venus pour inventer collectivement le postimpressionnisme. Ce qui me paraît le plus fécond dans cette approche globale, c’est qu’elle montre bien comment le grand récit héroïque des épopées individuelles a longtemps occulté la diversité des acteurs de l’histoire.

“Les Mondes d’Orsay” par Pierre Singaravélou

2021 • Coédition Musée d’Orsay/Seuil • 184 pages • 18,50 €

Les Mondes d’Orsay, cycle de conférences conçu par l’historien Pierre Singaravélou

Musée d’Orsay, Auditorium

D’octobre 2021 à janvier 2022

Tout le programme

 



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