L’ombre de Staline : l’Histoire de l’un des crimes de masse les plus terribles du XXe siècle – Actus Ciné


En salle ce 22 juin, “L’ombre de Staline” est autant le portrait authentique d’un brillant journaliste idéaliste qu’une évocation trop rare à l’écran de l’un des crimes de masse les plus terribles du XXe siècle, connu sous le nom d’Holodomor…

Robert Palka / Film Produkcja

Pour un journaliste débutant, Gareth Jones ne manque pas de culot. Après avoir décroché une interview d’Hitler qui vient tout juste d’accéder au pouvoir, il débarque en 1933 à Moscou, afin d’interviewer Staline sur le fameux miracle soviétique, alors même que l’Europe et une partie du monde subissent encore les séquelles de la Grande Dépression. A son arrivée, il déchante : anesthésiés par la propagande, ses contacts occidentaux se dérobent, il se retrouve surveillé jour et nuit, et son principal intermédiaire disparaît. Une source le convainc alors de s’intéresser à l’Ukraine. Parvenant à fuir, il saute dans un train, en route vers une vérité inimaginable…

La grande réalisatrice polonaise Agnieszka Holland a fait plusieurs films sur les sombres chapitres de l’Histoire contemporaine en Europe; elle fut d’ailleurs révélée aux yeux des cinéphiles par un remarquable film sorti en 1990, le bouleversant Europa Europa, qui se déroulait durant la Seconde guerre mondiale. Dans L’ombre de Staline, elle relate une partie de la vie authentique du journaliste britannique Gareth Jones, qui raconta, au péril de sa vie, en 1933, ce que fut le terrible génocide par la faim organisé par Staline en Ukraine, connu sous le nom de Holodomor. Passé par les festivals de Berlin, Dinard (film britannique) et Pessac (film historique), le film est porté par un très solide casting, à commencer par James Norton dans le rôle-titre (qui est pour rappel toujours le favori des “bookies” anglais pour reprendre le rôle de James Bond !), épaulé par Vanessa Kirby (The Crown, Mission Impossible: Fallout) et le toujours impeccable Peter Sarsgaard.

Voici la bande-annonce du film…

“Avec la scénariste, Andrea Chalupa, nous souhaitions décrire de manière évocatrice, en toute simplicité et sans détours, la mécanique de Jones passant successivement par tous les cercles de l’enfer, heurtant son idéalisme, sa jeunesse et son courage à une réalité brutale. Pas d’évidence journalistique ou informative, pas de chantage sentimental ni dénouement heureux explicite. Personne ne voulait entendre la vérité sur les atrocités perpétrées par Staline que Jones dévoilait” explique la cinéaste. Les Britanniques, tout comme les autres chancelleries occidentales, n’y avaient aucun intérêt. “La vérité sur la réalité soviétique ainsi que la vérité sur l’Holocauste, ont été étouffées par un Occident politiquement et moralement corrompu” lâche-t-elle.

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En fait, le souvenir de cette période est si douloureux pour l’Ukraine -une souffrance transgénérationnelle même- que l’on en retrouve le prolongement géopolitique dans les tensions actuelles entre le pays et la Russie, qui ont culminé ces dernières années avec la création de la République populaire de Donetsk et le conflit armé du Donbass, toujours en cours, et soutenu indirectement par Moscou. “L’indicible réalité de ces années-là demeure d’actualité dans une Ukraine en guerre contre les successeurs de Staline, et dans une Europe en proie à de multiples menaces internes et externes, incapable de faire face à la vérité et de s’unir afin de protéger ses valeurs” estime la réalisatrice. Au-delà de son terrible sujet, le film trouve aussi une résonnance actuelle singulière en ce qui concerne les « fake news », les lanceurs d’alerte -ce que fut Gareth Jones-, la désinformation, la corruption des médias, leur sens ou leur absence d’éthique, la lâcheté des gouvernements, l’indifférence des gens.

L’Holodomor, le génocide par la faim

Si l’Holocauste est un fait connu du grand public, il n’en va pas de même concernant l’Holodomor. Ce terme désigne donc le génocide par la faim, organisé sciemment par Staline en Ukraine. En l’espace de deux ans, de l’été 1931 à l’été 1933, près de 7 millions de Soviétiques, dans leur immense majorité des paysans, moururent de faim au cours de la dernière grande famine européenne survenue en temps de paix : 4 millions en Ukraine, 1.5 millions au Kazakhstan et autant en Russie.

Robert Palka

“A la différence des autres famines, celles de 1931-1933 ne furent précédées d’aucun cataclysme météorologique. Elles furent la conséquence directe d’une politique d’extrême violence : la collectivisation forcée des campagnes par le régime stalinien dans le double but d’extraire de la paysannerie un lourd tribu indispensable à l’industrialisation accélérée du pays, et d’imposer un contrôle politique sur les campagnes, restées jusqu’alors en dehors du « système de valeurs » du régime” explique Nicolas Werth, historien français spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique, et directeur de recherche à l’Institut d’Histoire du temps présent; auteur notamment de l’ouvrage “Les Grandes Famines Soviétiques”, publié aux PUF cette année. Pire : cette famine fut intentionnellement aggravée par Staline à partir de l’automne 1932; le “petit père des peuples” cherchant à briser la résistance des paysans ukrainiens à la collectivisation, et dans le même temps erradiquer le nationalisme ukrainien, qui faisait selon les autorités de Moscou peser une grave menace sur l’unité et l’intégrité de l’immense territoire de l’URSS.

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Le 31 mars 1933, à son retour en Europe de l’Ouest, Gareth Jones donna à Berlin une conférence de Presse restée célèbre, devant un parterre de journalistes venus du monde entier. Ses confessions médusèrent l’assistance. “J’ai traversé des villages et une douzaine de fermes collectives. Je n’y ai vu que de la souffrance et des larmes. […] Cette souffrance s’étend partout en Russie, de la Volga à la Sibérie, du nord du Caucase à l’Asie centrale. Je me suis rendu au Centre-Tchernozem parce que c’était l’une des régions les plus fertiles de Russie, et aussi parce que la plupart des correspondants étrangers à Moscou ont oublié de s’y rendre pour voir de leurs propres yeux ce qui s’y passait. Dans le train, un communiste à qui je posais la question de la famine, en a nié l’existence. J’ai jeté un croûton de pain dans un crachoir. Un paysan qui partageait notre compartiment s’en est emparé comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. Puis j’y ai jeté l’écorce d’une orange, et ce paysan l’a dévorée. J’ai passé la nuit dans un village qui élevait jadis 200 boeufs. Il n’en restait que plus que 6. Les paysans mangeaient ce qu’il restait du fourrage du bétail. Ils me confièrent que beaucoup d’entre eux étaient déjà morts de faim. Deux soldats vinrent arrêter un voleur. Ils me recommandèrent d’éviter de voyager de nuit à cause des nombreux hommes “affamés” qui rôdaient. “Nous attendons la mort. Mais au moins, il nous reste encore du foin. Allez plus au sud. Là-bas, ils n’ont plus rien. Beaucoup de maisons sont vides. Leurs habitants sont morts”, me dirent-ils en pleurant”.

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Robert Palka

Jones enfonce le clou dans un article publié dans le London Evening Standard le 31 mars 1933, sous le titre “La Russie sous le joug de la famine”. Un article qu’il concluait d’une formule lapidaire : “Le plan quinquennal a bâti beaucoup de belles usines. Mais c’est le pain qui fait que les usines tournent ; or le plan quinquennal a détruit le grenier de la Russie”. Loin de partager ses vues, certains confrères attaqueront même ses conclusions avec une grande violence, comme Walter Duranty (incarné par Peter Sarsgaard dans le film), correspondant à Moscou du prestigieux New York Times, de 1922 à 1936.

En accord avec la propagande de Moscou, celui-ci nia l’existence d’une famine généralisée dans la région. “Les Russes ont faim mais ne sont pas affamés” titra-t-il dans une réplique, le 31 mars 1933; expliquant que le taux élevé de mortalité était dû à des maladies liées à la malnutrition, et que seule l’Ukraine était concernée par ce problème d’approvisionnement. “Les observateurs russes et étrangers n’ont aucune raison de croire à une catastrophe humanitaire” osa écrire celui qui fut pourtant lauréat du prestigieux Prix Pulitzer en 1932. En 1990, un éditorial du journaliste Karl E. Meyer (en), spécialiste des Affaires Etrangères dans le New York Times, reconnaissait que Duranty était l’auteur de “quelques-uns des pires reportages jamais parus dans ce journal”, dont les contre-feux allumés sur la famine en Ukraine constituaient un triste symbole.



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