L’expérience de l’immigration questionnée par trois artistes femmes


L’immigration occupe une place très importante dans l’histoire du Canada. Commissaire de l’exposition « De l’Art de vivre », Catherine Bédard nous le rappelle en préambule, premier pas d’une réflexion qui a avant tout puisé dans ses rencontres avec des artistes. Les trois plasticiennes qu’elle a finalement réunies ici ne se connaissaient pas avant son invitation, pourtant leurs œuvres se répondent à merveille. Déjà, « toutes travaillent avec des éléments de leurs cultures d’origine », introduit la commissaire. La nourriture, l’architecture, la vaisselle, le langage ou la calligraphie apparaissent comme autant de motifs et de sources d’inspiration inépuisables. Jude Abu Zaineh, Soheila Esfahani et Xiaojing Yan partagent aussi toutes les trois le goût pour les pratiques sans frontières, empruntant autant à l’installation qu’à la vidéo, à la sculpture ou à l’art textile. Et elles ont, bien sûr, le même pays d’adoption, le Canada, après avoir passé une première partie de leur vie en Palestine, en Iran et en Chine.

Xiaojing Yan, Bridge

Xiaojing Yan, Bridge, 2009

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Photo : K. Jennifer Bedford

Les trois artistes abordent le sujet de l’immigration avec un regard doux et symbolique, qui s’inspire de souvenirs et crée des ponts… Parfois même littéralement ! Pour son installation virtuose Bridge (2009), Xiaojing Yan a suspendu au plafond 1 364 cuillères à soupe en céramique et a formé avec celles-ci un pont chinois typique à trois arches. « Il peut être réel ou abstrait ; le pont peut assurer le passage entre deux mondes, être un lien sentimental entre deux communautés, ou un passage vers la connaissance et la découverte de soi », explique l’artiste. De la même façon, et c’est presque encore plus étonnant techniquement, elle a plongé dans de la peinture dorée des centaines d’exosquelettes de cigales (qu’on place traditionnellement dans la bouche des morts), qu’elle a ensuite suspendus à des fils invisibles pour former un escalier. Song of the Cicada (2017) se place donc, comme Bridge, du côté de la suspension « entre deux mondes », s’enthousiasme la commissaire.

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Vue de l’installation « Wish on Water » de Soheila Esfahani (2014) dans l’exposition « De l’Art de vivre »

Vue de l’installation « Wish on Water » de Soheila Esfahani (2014) dans l’exposition « De l’Art de vivre »

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© Vincent Royer, OpenUp Studio / Centre culturel canadien, 2022

À l’ambition technique formidable de cette artiste qui, tout de suite, attire l’œil, répondent les vastes et passionnantes installations de ses consœurs. Pour Wish on Water (2014), Soheila Esfahani a aligné au sol des dizaines de bols ; certains à motifs, d’autres immaculés, et tous emplis d’eau : « L’œuvre établit une comparaison entre la tradition du vœu adressé aux fontaines publiques (Sagha Khaneh) et différentes traditions de vœux liés à l’eau à travers le monde ». Elle glisse également un joli clin d’œil à une pratique courante en Iran, celle d’offrir un bol d’eau aux voyageurs assoiffés, et se fait ainsi symbole de l’accueil.

 Décidément attirée par la vaisselle, l’Iranienne s’est intéressée au « Willow Pattern », motif naïf dessiné en bleu sur la porcelaine blanche et associé à la mode des chinoiseries populaires en Europe au XVIIIe siècle. Elle a ainsi décliné sur 25 assiettes de même diamètre la rencontre de deux petits oiseaux, adoptant à chaque fois un style différent. L’idée ? Lancer un défi aux objets vendus aux touristes, et les singulariser pour mieux personnifier l’histoire de chaque assiette.

Vue de l’installation de Jude Abu Zaineh dans l’exposition « De l’Art de vivre »

Vue de l’installation de Jude Abu Zaineh dans l’exposition « De l’Art de vivre »

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© Vincent Royer, OpenUp Studio / Centre culturel canadien, 2022

Jude Abu Zaineh est, quant à elle, une grande amatrice de nourriture traditionnelle palestinienne et de repas entre amis, à qui elle fait découvrir ses mets favoris. Elle s’inspire notamment de la maklouba, un plat de légumes et de riz qu’elle met en scène dans des centaines de boîtes de Petri soigneusement alignées : « La germination et la décomposition des grains de riz (et leur « lieu de culture ») fonctionnent comme une métaphore de la résilience et des réalités mouvantes auxquelles les Palestiniens sont confrontés dans un horizon d’existence en changement perpétuel dans les territoires occupés et leurs résidences déracinées. » À l’étage, une vidéo poursuit son exploration décloisonnée de la maklouba, montrant le riz et les légumes dansant dans des visions kaléidoscopiques ; en parallèle, une petite télévision donne à voir l’artiste en train de déguster seule un bon plat, défiant l’idée que les femmes devraient manger sur le pouce, alors qu’elles passent des heures en cuisine pour préparer le repas de familles entières (Balsam Jorh, 2018).

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Jude Abu Zaineh, Kan Ya Makan

Jude Abu Zaineh, Kan Ya Makan, 2020

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© Centre Culturel Canadien

Jude Abu Zaineh s’est également penchée sur la calligraphie et le langage, écrivant avec des néons des phrases riches de sens comme « Kān Yama Kān », équivalent arabe de « il était une fois ». Un simple espace peut toutefois en faire changer le sens, en « il était un espace », créant dit-elle « un glissement incessant entre les deux sens de nostalgie, pour une autre époque ou pour un autre lieu ». Tout autant passionnée par la calligraphie, Soheila Esfahani a créé Mapping of a Quest (2008), soit des écritures grasses et illisibles (même pour les visiteurs sachant lire le farsi !) qui reprennent sur un film transparent un poème du célèbre Rûmî : agglomérés, les caractères forment une carte qui renouvelle le paysage du poème, raconte son déplacement à travers les siècles et les continents… Ainsi, l’exil apparaît source d’inspiration mais surtout de dépassement. Il a donné naissance aux personnalités riches de ces trois artistes, riches de cultures, de lectures, de moments partagés, de traditions… Mais où rien, jamais, n’apparaît figé.

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Jude Abu Zaineh, Soheila Esfahani, Xiaojing Yan – De l’Art de vivre

Du 13 mai 2022 au 21 octobre 2022

canada-culture.org



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