Laurie Lipton, stupéfiante faiseuse de cauchemars en noir et blanc


On dit que les anges n’ont pas de sexe. Pourtant, du côté de Montmartre, à la Halle Saint-Pierre, on peut en ce moment contempler, pour la première fois en France, l’œuvre d’un bout de femme à qui l’art a bien donné des ailes. C’était il y a plus de soixante ans. Toute petite, confie Laurie Lipton, à l’âge de quatre ans, comme un don du Ciel, elle a commencé à dessiner. Un peu comme ça, par hasard, elle a été touchée par la grâce, sans « savoir pourquoi, ni comment » : « J’aurais pu être PDG d’une entreprise, mais non, moi ça a été l’art ! » Un traumatisme dans sa petite enfance, une agression, puis le soutien indéfectible de ses parents, entérinera cette vocation artistique, pour laquelle il lui est difficile de trouver des mots. Si vous voulez des discours, écoutez plutôt ce que les dessins foisonnants de cette Américaine ont à vous dire !

Portrait de Laurie Lipton en train de dessiner « On 2013 » (2,33 x 1,15 m)

Portrait de Laurie Lipton en train de dessiner « On 2013 » (2,33 × 1,15 m)

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Entièrement (et exclusivement) exécutées au crayon de papier et au fusain, les compositions virtuoses de cette Laurie Lipton ont le pouvoir de nous troubler, tout en nous renvoyant à des peurs familières. Souvent, la singulière dessinatrice pointe avec justesse notre époque du bout d’une mine affûtée, et appuie là où ça fait mal. Prenez ses deux séries de dessins, réunies par la revue Hey ! Modern Art & Pop Culture qui, depuis plusieurs années, expose régulièrement des talents méconnus à la Halle Saint-Pierre : « Techno Rococo » et « Post Truth » plongent dans les rouages de notre société 2.0. ultra connectée et surconsommatrice. Sur le papier, la machine a pris le pas sur l’humain, absorbé par son écran. Nous sommes les sujets de Big Brother déambulant dans des centres commerciaux, des marionnettes de la technologie. Dans le monde disséqué par l’artiste, on n’aime plus avec le cœur, on like et on dislike avec son pouce : « Avec mon crayon noir sur papier blanc, explique Laurie Lipton, je veux montrer les zones grises… C’est ce qui se passe avec Internet et les réseaux sociaux. Cette invention était censée nous rapprocher, nous relier les uns aux autres. Résultat, nous sommes de plus en plus isolés, enfermés dans nos propres convictions… »

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« Quand les gens arrivent devant mes dessins, ils se taisent. »

Laurie Lipton

La vie enfante parfois des monstres. À Laurie Lipton de les faire sortir à dessein sur le papier. Outre des foules hypnotisées par leur smartphone, son monde est ainsi peuplé de femmes mûres mordant un bébé comme on croque une pomme (Love Bite, 2002) et de squelettes étreignant des fillettes dans un baiser de la mort (Death and the Maiden, 2005, ill. en Une). Mais on peut y croiser aussi de parfaites ménagères concoctant des tartes aux clous et aux boulons métalliques. Folie, angoisse, et une pointe d’humour noir… Mais d’où sort tout cela ? « Ces images sont en moi, affirme Laurie Lipton. Je n’essaie pas de choquer, ni de faire des images horribles. Je pense en images. Je fais de l’art pour sortir ces images. »

Une inspiration venue de Van Eyck, Memling, Diane Arbus…

Entre cauchemar et réalité, le sens du détail de Laurie Lipton s’est aiguisé avec le temps. Et c’est en bourlinguant en Europe pendant trente-six ans, de l’Italie aux Pays-Bas, qu’elle a affûté son crayon à papier. Toute jeune, à peine son diplôme de l’Université Carnegie-Mellon en poche, Laurie Lipton s’est frottée à la peinture religieuse de l’école flamande : « j’admire Memling, j’admire Van Eyck, ils sont une grande source d’inspiration pour moi. » Elle cite aussi les contes d’Hoffmann, qui la fascinent, et la photographie, en particulier l’œuvre de Diane Arbus, un vrai « choc » pour elle.

Laurie Lipton, Love Bite

Laurie Lipton, Love Bite, 1990

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Fusain et crayon sur papier • 54 × 38 cm • Courtesy Laurie Lipton

Mélangez ces ingrédients et vous obtiendrez le cocktail détonnant de Laurie Lipton ! Soit une technique qui n’appartient qu’à elle, faite de milliers de fines lignes hachurées, et calquée sur la méthode de la tempera à l’œuf, celle des maîtres anciens de l’école du Nord. Appuyée sur une grande baguette, montée sur un escabeau, dans l’intimité de son atelier de Los Angeles où elle s’est installée il y a une dizaine d’années, l’artiste progresse centimètre par centimètre. Son sens du détail tient aussi dans un subtil jeu entre lumières et ombres. Une œuvre à l’image de Laurie Lipton, façon BD steampunk, qu’elle nomme « réalisme psychologique », tout un programme. Sombre certes, mais toujours dans la nuance…

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Ces dessins dévorent le temps. Celui (des centaines d’heures) qu’il faut à Laurie Lipton pour les exécuter dans son atelier, comme celui qu’il nous faut prendre pour les contempler dans les moindres détails : « Quand les gens arrivent devant mes dessins, ils se taisent. » Effectivement, un tel talent nous laisse sans voix.

Du 22 janvier 2022 au 31 décembre 2022

www.hallesaintpierre.org



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