« La Femme aux paons », feu d’artifice post-impressionniste


Dense, gorgée de couleurs et de motifs chatoyants, la toile fait l’effet d’un feu d’artifice. Entourée d’une explosion de fleurs exotiques et de trois paons aux traînes resplendissantes, une femme seins nus, assise en tailleur sous un arbre, se penche gracieusement vers l’un des oiseaux comme pour lui murmurer une confidence. Cherche-t-elle l’inspiration dans ses plumes cuivrées et parsemées d’ocelles bleu électrique ? De sa main droite, la belle pioche des tissus chamarrés dans un panier d’osier. Le mouvement de son corps et les silhouettes sinueuses des volatiles scandent le tableau de lignes courbes et d’arabesques, plongeant le spectateur dans une spirale d’harmonie luxuriante…

Albert André, Femme aux paons (détail)

Albert André, Femme aux paons (détail), 1895

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Huile sur toile • Collection particulière • Photo Archives Durand-Ruel © Durand-Ruel & Cie

Mais qui est donc cette femme aux cheveux de jais, dont le buste nu émerge d’un grand pagne violet à motifs rutilants, faisant d’elle une hybride à moitié paon ? Malgré une grande différence de style, l’usage décoratif des plumes de ce splendide volatile, associées à une figure féminine, évoque forcément l’Art Nouveau qui, au tournant du siècle, répand partout ses lignes souples et graphiques inspirées des formes de la nature. À cette époque, la parure électrisante du paon envahit peu à peu affiches, vitraux et objets jusqu’à devenir l’emblème du mouvement. Une présence de plus en plus enveloppante qui, à coup sûr, a infusé l’imaginaire de l’artiste d’origine lyonnaise !

Albert André, Femme aux paons (détail)

Albert André, Femme aux paons (détail), 1895

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Huile sur toile • Collection particulière • Photo Archives Durand-Ruel © Durand-Ruel & Cie

Mais les principales inspirations d’Albert André se trouvent ailleurs. Une femme seins nus aux contours robustes, assise en pleine nature, entourée de fleurs tropicales aux couleurs vibrantes… Comment ne pas penser, malgré la blancheur de la peau du modèle, aux Polynésiennes que Paul Gauguin s’est mis à peindre à Tahiti dès 1891 ? Les couleurs chaudes, les formes pleines et volumineuses, le déploiement décoratif de grandes fleurs aux quatre coins de la toile évoquent aisément Pastorales tahitiennes (1892), Arearea (1892) ou encore Fatata te miti (1892), peints trois ans avant notre Femme aux paons. Qui date de 1895… l’année même où Paul Gauguin fait son unique retour à Paris et à Pont-Aven avant de repartir définitivement pour le Pacifique !

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Paul Gauguin, Arearea, dit aussi Joyeusetés

Paul Gauguin, Arearea, dit aussi Joyeusetés, 1892

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Huile sur toile • 75 × 94 cm • Coll. Musée d’Orsay, Paris • © Leemage

En 1894, lorsque son ami Auguste Renoir le présente au galeriste Paul Durand-Ruel (qui lui achètera environ 800 tableaux et lui dédiera treize expositions particulières), André rencontre d’autres protégés du célèbre marchand : les post-impressionnistes Maxime Maufra et Henry Moret, justement influencés par leur séjour auprès de Gauguin à Pont-Aven à la fin des années 1880. Lors de ce voyage, les peintres ont découvert les principes du cloisonnisme et du synthétisme – un style dominé par des contrastes tranchants et un assemblage décoratif de formes frappantes aux couleurs vibrantes, soulignées par des cernes noirs inspirés notamment par l’art du vitrail et les estampes japonaises…

Albert André, Sur le quai du Vieux-Port à Marseille

Albert André, Sur le quai du Vieux-Port à Marseille, 1917

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Huile sur toile • Collection particulière • Photo Archives Durand-Ruel © Durand-Ruel & Cie

Dès son entrée à l’Académie Julian en 1889, le jeune Albert André s’est aussi mis à fréquenter les Nabis Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Maurice Denis et Félix Vallotton. Passionnés d’ésotérisme et friands d’art nippon, ces peintres symbolistes sont justement en train de faire de Gauguin (rencontré par Paul Sérusier en Bretagne en 1888 et star de l’exposition de 1889 au Café Volpini) leur messie absolu dont ils admirent les tableaux décoratifs aux couleurs puissantes et aux lignes tranchantes ! Pour ces peintres, l’aspect spirituel et décoratif prime sur la fidélité au réel. Par le biais d’un tissu, d’un papier peint, d’arbres ou de fleurs stylisées, les personnages se trouvent souvent noyés dans une profusion de motifs décoratifs. Peut-être est-ce sous l’influence des Nabis qu’André a choisi de représenter des paons, non seulement pour leur potentiel esthétique, mais aussi pour leur symbolique : spiritualité, beauté, clairvoyance et immortalité…

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Avec sa chevelure noire réduite à un aplat sombre aux contours courbes, et ses deux traits graphiques en guise de sourcils, cette Femme aux paons ne ressemble-t-elle pas également à L’Algérienne (1909) qu’Henri Matisse peindra près de quinze ans plus tard ? Et à ses mythiques odalisques, assises ou étendues seins nus dans leurs écrins d’étoffes colorées ? À bien des égards, ce chef-d’œuvre d’André (qui brillera pendant quarante ans au Salon d’automne à partir de 1904) préfigure les compositions chatoyantes du célèbre résident niçois. À commencer par ses fameuses juxtapositions de motifs décoratifs qui construisent et envahissent la toile. Grâce à sa jupe, la femme aux paons se fond comme un caméléon parmi les traînes de plumes, tandis que des fleurs rouges, jaunes et blanches se déploient tout autour d’elle, emplissant tous les espaces libres de la toile comme les motifs d’une tenture éblouissante !

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Paul Durand-Ruel et le post-impressionnisme

Du 19 mai 2021 au 24 octobre 2021

www.proprietecaillebotte.fr



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