Graciela Iturbide : photographe du Mexique au-delà du réel


Il existe, chez les indigènes d’Amérique latine, une vieille croyance – une pensée magique selon laquelle la photographie déroberait l’âme de son modèle. Graciela Iturbide le sait bien, elle qui a passé des décennies à leurs côtés. Immense figure de la photographie multi-primée, elle n’avait pourtant jamais bénéficié d’une grande exposition en France. C’est désormais chose faite à la fondation Cartier, qui retrace sa longue carrière au travers de l’exposition « Heliotropo 37 ». Un titre qui évoque l’adresse de sa maison-atelier au Mexique, conçue par son fils architecte comme un sanctuaire verdoyant, qui renfermerait les secrets d’une vie passée sur la route, l’œil à l’affût du monde. Pourtant, rien ne prédestinait la photographe à un tel parcours, si ce n’est peut-être son intarissable soif de liberté, sa curiosité et sa sensibilité qui, des plaines arides du nord du Mexique aux bordels des mégalopoles indiennes, ont fait surgir une magie insoupçonnée.

Graciela Iturbide, Autorretrato, Desierto de Sonora, México

Graciela Iturbide, Autorretrato, Desierto de Sonora, México, 1979

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Graciela Iturbide voit le jour en 1942 dans une famille jadis aisée, que la révolution mexicaine a considérablement appauvrie. Dépossédés de leurs terres, les Iturbide ont néanmoins conservé les valeurs de la culture aristocratique, conservatrice et rigide. L’éducation catholique et corsetée de la jeune fille la familiarise dès son plus jeune âge avec la théâtralité des rituels religieux, qui guidera par la suite son regard comme une boussole. Mais pour l’heure, privée d’études, la jeune Graciela doit abandonner ses rêves de devenir un jour écrivaine. Elle se marie, devient mère d’une fille et de deux garçons. Graciela a 27 ans lorsqu’elle s’inscrit aux cours du soir de l’Universidad Nacional Autónoma de Mexico, avec l’espoir d’embrasser une carrière de réalisatrice, ne sachant pas encore qu’une rencontre, puis un drame, allaient bouleverser pour toujours le cours de sa vie.

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À l’université, elle croise la route de Manuel Alvarez Bravo, monument de la photographie mexicaine, dont elle devient l’assistante. À la grosse machine du cinéma, Graciela préfère finalement la photographie qui lui permet d’avancer, légère, sur les chemins de la liberté. Le décès tragique de sa fille Claudia, alors âgée de six ans, fait exploser sa vie. Divorce, deuil, solitude : elle reprend la route avec pour seul compagnon son appareil photo, grâce auquel elle exorcise la douleur. Pendant près de cinq ans, obsédée par la mort, elle photographie ainsi plusieurs centaines d’angelitos, ces enfants qui, comme sa fille, sont décédés prématurément et vont, selon une croyance ancestrale, « droit au ciel ». Une catharsis nécessaire, obsédante, violente.

Graciela Iturbide, Nuestra Señora de las Iguanas, Juchitán, Oaxaca

Graciela Iturbide, Nuestra Señora de las Iguanas, Juchitán, Oaxaca, 1979

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À la fin des années 1970, elle passe ainsi plusieurs semaines dans le nord du pays et partage la vie du peuple Séri – 500 âmes qui errent dans le désert de Sonora.

L’œuvre de Graciela Iturbide est itinérante, composée sur la route qui la mène à la rencontre des habitants des régions du Mexique parfois les plus reculées, désertiques. À la fin des années 1970, elle passe ainsi plusieurs semaines dans le nord du pays et partage la vie du peuple Séri – 500 âmes qui errent dans le désert de Sonora. Elle capture leur quotidien austère, rythmé par la pêche et l’artisanat, dans un environnement inhospitalier, où les seules silhouettes familières sont celles des cactus géants, qui se dressent fièrement au milieu du vide. Graciela se focalise sur les visages graves des femmes de la tribu, maquillés de motifs colorés. Puis elle part à la rencontre des habitants de Juchitàn de Zaragoza, dans la région de Oaxaca. Intégrée à cette communauté zapotèque matriarcale, qu’elle visitera à plusieurs reprises, la photographe affine son style. Là encore, devant son objectif, les femmes apparaissent immensément fortes et fières, à l’image de Nuestra Señora de las Iguanas [ill. ci-dessus], madone triomphante coiffée d’iguanes.

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Elle immortalise un groupe de cholos sourds-muets

États-Unis, Inde, Italie, Madagascar… Graciela trace sa route, toujours guidée par l’intuition. À la fin des années 1980, elle se pose un temps à Los Angeles où elle immortalise la communauté chicana, et en particulier un groupe de cholos sourds-muets appartenant au gang de White Fence dans le quartier de Boyle Heights. Les images de la photographe sondent leur rapport complexe à l’identité et à leur réinterprétation des symboles de la culture mexicaine. Elle suit quelques années plus tard, sur les terres mixtèques de Oaxaca, les cérémonies de l’abattage rituel des chèvres, avant de partir à Madagascar, où elle réalise pour Médecins Sans Frontières une série de portraits de femmes atteintes du Sida. En Inde encore, elle tourne son objectif vers les travestis, les prostituées et les lutteurs, révélant chaque fois sur la pellicule leur dignité.

Graciela Iturbide, Cholas, White Fence, East Los Angeles

Graciela Iturbide, Cholas, White Fence, East Los Angeles, 1986

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Après une vie entière passée à photographier en noir et blanc, Graciela Iturbide, à bientôt 80 ans, expérimente la couleur. Pour la fondation Cartier, elle s’est rendue l’an passé à Tecali de Herrera, un village non loin de Puebla, où l’on extrait et taille l’albâtre. Là encore, au beau milieu des pierres et des cailloux, il faut « chercher la surprise dans l’ordinaire ». Témoigner, mais aussi inventer de nouveaux rituels. Et dans la roche traversée d’imperceptibles interstices, tout à coup, surgit la grâce de Graciela.



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