Georges de La Tour joue cartes sous table


Dans un tripot sans décor, des élégants entament une partie de cartes. Les mises ne sont toujours pas avancées, le tour d’annonces va commencer. Chacun évalue son jeu. Face à nous, la joueuse au décolleté lumineux attire tous les regards. Recouverte de perles, elle a déjà dû gagner bien des parties dans sa robe de velours doré. Oubliant ses cartes un instant, elle louche vers la servante qui lui tend une coupe de vin ; l’ovale de leurs visages se rapproche sur le fond noir… À cet étrange rapprochement s’ajoute un jeu de mains complices. Le joueur de gauche ne semble pas étranger à la conversation silencieuse. Pointé par l’index de la courtisane, c’est à lui de parler.

Voici le Tricheur à l’as de carreau. Le profil de cette fouine aux lèvres pincées se détache sur la manche de la servante. Devant lui, on compte quelques pièces d’or et d’argent. Ce n’est qu’un début. Son regard est fuyant mais concentré. Ses aiguillettes dénouées aux épaules nous confirment une morale bien lâche. Il ne faudrait pas piocher l’as de pique placé juste à côté, et gâcher une munition future. Main à la taille, le tricheur tire un as de sa ceinture, histoire de bousculer l’aléa et compléter une main déjà riche en carreaux, et cache seulement sa prise au pigeon. Dans son dos, la manipulation est mise en lumière. Voici les coulisses placées au premier plan, voici la fourberie érigée en super star ! Rien ne va plus.

Georges de la Tour, Le Tricheur à l’as de carreau (détail)

Georges de la Tour, Le Tricheur à l’as de carreau (détail), XVIIe siècle

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Huile sur toile • 106 × 146 cm • Coll. musée du Louvre, Paris • © Bridgeman Images

Le bientôt plumé est planté à l’autre bout de la table et ne se doute de rien. Il se tient droit, la bouche en cœur et les joues gonflées de pas grand-chose. Manipulé comme une carte à jouer, attifé comme un valet ridicule. Plume d’autruche sur le chef, un large rabat blanc décoré de grenades en damier lui coupe le cou. Ses yeux sont rivés sur son jeu, les deux mains agrippées à un misérable six de pique. Combien de pièces d’or va-t-il miser là-dessus ? Il ne voit même pas la servante qui révèle son jeu à sa complice emperlée. Avec un peu d’imagination, on pourrait identifier le code mis au point entre ces dames : « Si je pince le pied de la coupe, il a du pique ; si je sers main droite – il n’a pas de tête ; si j’agrippe la bouteille au col, c’est un six ». Le pigeon ne voit rien. Tout noué dans son pourpoint argenté, le voici ficelé comme un gigot, à trois contre un.

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La peinture du XVIIe siècle met souvent en lumière les tavernes obscures où se jouent des scènes crapuleuses peuplées de souleveurs de gobelets, de videurs de poches, de tripoteuses de paumes, de biseauteurs de dés… Entre les jeux de mains et les regards complices, un jeune malheureux se fait invariablement détrousser et, placé dans la confidence, le regardeur s’amuse. Fatalement complice, un brin coupable. Se sent-il seulement concerné par la morale de l’histoire ? Tous les vices du monde lui sont présentés : luxure, alcool, argent. Brelan imbattable ! Partout en Europe, les artistes proposent des variantes. Entre les kermesses flamandes de Bruegel et les tripots napolitains de Caravage, La Tour réalise ses versions « Made In Lorraine ».  

Michelangelo Merisi da Caravaggio, Les Tricheurs

Michelangelo Merisi da Caravaggio, Les Tricheurs, 1595

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Huile sur toile • 94,2 × 130,9 cm • Coll. Kimbell Art Museum, Fort Worth, Texas • © Bridgeman Images

Son art est proche du Caravage. Quelques années plus tôt, l’Italien réalisait une scène de Tricheurs (1597) et une Diseuse de Bonne aventure (1597). La Tour s’inspire de ses succès et déroule ses propres versions : Le Tricheur à l’as de trèfle (1629), Le Tricheur à l’as de carreau (1636), La Diseuse de bonne aventure (1630). Les castings sont identiques : vieille gitane au menton crochu, pigeon tout pâlot, diseuse délicate et fourbe, complice élégant. Les fonds de toile neutralisés viennent cerner les caractères. Tout comme Caravage, La Tour connaîtra plus tard une seconde période nocturne, où le clair-obscur viendra flirter avec le mystique. Mais pour l’heure, Madeleine n’a pas encore remisé les perles. L’introspection au fond du cœur attendra, place à la prospection au fond des poches.

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Michelangelo Merisi da Caravaggio, David avec la tête de Goliath

Michelangelo Merisi da Caravaggio, David avec la tête de Goliath, XVIIe siècle

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Huile sur toile • 129 × 96,5 cm • Coll. Gemaeldegalerie Alte Meister, Kassel • © Museumslandschaft Hessen Kassel Ute Brunzel / Bridgeman Images

Dans la vie privée, La Tour et Caravage ne sont pas des anges. Les archives respectives de ces deux hommes en quête de renommée rapportent certains coups de sang : soirées agitées, duels qui tournent mal, collecteurs d’impôt castagnés… Autre point commun : les deux artistes font de discrètes apparitions sur leur tableau, sans se faire de cadeau. Par exemple, Caravage s’invitera en Goliath décapité par David – ce jeune roi de pique à la coupe franche. De son côté, La Tour pourrait bien être le fameux Tricheur à l’as de carreau. En tout cas, une signature placée sous son coude – « Georgius De La Tour fecit  » (« Georges de La Tour m’a fait  ») – nous le présente comme son élève le plus appliqué.

Quant à la victime de cette odieuse tricherie, sa trajectoire malheureuse renvoie à la parabole du Fils prodigue. Dans cette histoire, un fils cadet, rebelle et ingrat, quitte son père et son frère aîné après avoir réclamé sa part d’héritage. Son voyage initiatique le conduira d’abord à dilapider ses biens dans la débauche avant de rentrer chez lui et d’être réconforté par le père. Les artistes aiment le début de l’histoire. Leurs compositions font défiler des jeunes hommes engoncés dans leur paraître, tout fiers de leurs richesses. Des anti-héros qui se font souvent voler une montre, symbole du temps qui défile, d’un cap à franchir.

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Le Tricheur à l’as de carreau offre une variante symbolique mais le sens reste le même. Cette fois-ci pas de montre, sinon des cartes. Les carreaux – diamonds anglais – symbolisent la richesse et la moisson, le sept confirme un succès. Les piques, eux, symbolisent la mort et l’hiver, fin de vie avant la renaissance. Le six est quant à lui un signe de lutte contre le destin. Tout un programme pour notre petit joufflu qui va devoir lever les yeux. Comparé au pigeon des Tricheurs du Caravage, sa route semble bien longue. Chez l’Italien, l’indifférence du jeune homme le détache des fourbes. Vêtu de noir, l’affranchi semble protégé par une nonchalance adolescente. Chez La Tour, il n’a pas cette chance.

Georges de la Tour, Saint-Joseph et Jésus

Georges de la Tour, Saint-Joseph et Jésus, XVIIe siècle

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Huile sur toile • 120,5 × 80,8 cm • Coll. musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon • © Bridgeman Images

Mais est-il perdu pour autant ? Le peintre a glissé un jeu de lumière qui pourrait bien le tirer d’affaire. Devant lui, la nuit ; derrière, le jour. Certains optimistes y verront une évocation de la suite de la parabole. Une fois dépouillé, le fils ne va-t-il pas « entrer en lui-même  » pour retrouver son père et se reconnecter à la vie ? La Tour pourrait aussi évoquer le futur de sa peinture. Plus spirituelle, moins matérielle, avec le petit Jésus bientôt traversé par les lueurs d’une chandelle. Il ne s’agira plus de briller, mais d’éclairer le monde… Mais pour l’instant, nous n’y sommes pas. Avec son étoffe de courant d’air, le fils prodigue semble plutôt parti pour éteindre toutes les bougies autour de lui.

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