Entretien avec Laurent Grasso après la rencontre Emmanuel Macron et les artistes


Pourquoi avez-vous été choisi par l’Élysée pour participer à ce débat ?

Je pense que l’Élysée cherchait à convier un artiste-plasticien. Ils m’ont contacté car j’ai fait en 2016 un film d’une quinzaine de minutes (Élysée, visible pour la durée du confinement sur mon compte Instagram) sur le Salon doré, le bureau du Président de la République. Je voulais montrer alors, avec un point de vue particulier, l’esthétique du lieu où s’exerce le pouvoir en France. Il y a eu aussi précédemment différents événements auxquels les artistes étaient associés – ils ont été reçus au moment de la FIAC par exemple. La première étape, pour moi, c’est que nous soyons clairement identifiés. Le public ne sait pas encore ce qu’on fait, et comment on le fait. Je suis pour toutes les prises de parole sur ce qu’est un artiste aujourd’hui.

Laurent Grasso, « Élysée » (extrait), 2016

Laurent Grasso, « Élysée » (extrait), 2016

Comment s’est déroulée la rencontre avec le Président de la République ?

J’ai été contacté par la conseillère culture du Président, madame Rima Abdul-Malak, qui m’a demandé si cela m’intéressait de participer à cette visioconférence. Il n’y avait pas toutes les disciplines (pas de designers ou d’architectes par exemple) ; le théâtre, la danse, le cinéma, la littérature, la musique étaient représentés. Chacun a pu parler entre cinq et dix minutes, sans être coupé et en parlant de ce qu’il souhaitait. On nous a demandé de décrire notre situation et d’imaginer des solutions pour le futur. Il faut bien préciser que l’on demande que des choses soient mises en place, mais les mesures finalement prises ne sont pas nécessairement celles qui ont été avancées par les artistes. 

« On parle beaucoup des intermittents, mais les artistes au sens large travaillent avec un risque qui est assez important, puisqu’on ne travaille que quand on nous appelle. »

En quoi a consisté votre intervention ?  

Je voulais expliquer ce qu’on fait, comment on le fait, avec qui. Et décrire la spécificité des auteurs en général : on parle beaucoup des intermittents, mais les artistes au sens large travaillent avec un risque qui est assez important, puisqu’on ne travaille que quand on nous appelle. Alors bien sûr, nous sommes en création permanente, mais rien n’est automatique, et nous avons très peu de protection. Il ne s’agit pas de parler de mon propre cas, mais de tous ces artistes qui ont vu leurs expositions et commandes annulées. En ce moment, il y a peu de vente, car les galeries sont fermées. Pour moi, c’était important d’expliquer cet arrêt et ses conséquences, et d’engager une réflexion sur cette absence de protection. On a un statut qui est très fragile. Et ça mérite d’être précisé et communiqué. Après, on peut demander plein de choses. On parle d’aides en ce moment, mais ce n’est pas comme ça qu’on aimerait que les choses se passent.

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Que souhaiteriez-vous ?

Déjà, qu’on reconnaisse le rôle d’un artiste, la prise de conscience que peut apporter un artiste aujourd’hui ! Il ne produit pas du divertissement, mais une pensée sur le monde. Et dans cette crise, on a le souhait d’être mis à contribution pour participer à la réflexion sur « l’après ». Je pense aussi que les artistes sont dans une anticipation des questions qui deviennent aujourd’hui très urgentes. Ça fait un moment qu’on sait que les artistes réfléchissent à l’anthropocène ! Et qu’ils essaient de produire une réflexion sur ce qui s’est récemment accéléré… J’avais envie de pointer notre capacité d’anticipation. Notre rôle va au-delà de la production d’un objet décoratif. Pour ce qui est des questions de survie, des choses ont été obtenues : l’allègement des charges sociales, un fonds de solidarité mis à disposition des artistes et des commandes publiques.

« Je ne voudrais pas qu’on pense que nous, les artistes, ne sommes pas conscients de ce que sont les enjeux d’aujourd’hui. Au contraire ! »

Quel type de mesures avez-vous défendu ?

 J’ai essayé de défendre cette idée d’une campagne de commandes pour toutes les disciplines artistiques, pour faire travailler les artistes sur des sujets qui fassent avancer la réflexion du moment. Ce n’est pas une idée nouvelle : elle a un siècle ! Elle a été mise en place par Franklin Roosevelt après la Grande Dépression pour son New Deal : c’est à ce moment-là que des photographes comme Walker Evans, Dorothea Lange ou des peintres comme Jackson Pollock ont pu participer à ce programme, pour représenter l’état du monde. L’artiste est souvent sous-utilisé : nous pourrions être utilisés, dans le bon sens du terme, comme des partenaires de réflexion, des chercheurs. Bien sûr, il faut relativiser et avoir des priorités.

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Quelles sont les priorités selon vous ?

La priorité, c’est la santé, la survie, pouvoir soigner les gens, les nourrir. Je ne voudrais pas qu’on pense que nous, les artistes, ne sommes pas conscients de ce que sont les enjeux d’aujourd’hui. Au contraire ! Mais une fois que ça, c’est dit, il y a aussi des artistes qu’il faut soutenir, et aider à tenir pendant ce temps de confinement et de déconfinement ; après, il faudra aider les galeries et les musées. Je pense que beaucoup de projets vont être annulés, et je ne pense pas que le marché va reprendre si facilement. Il faut remettre ce milieu au niveau d’autres secteurs qui produisent une économie : ce n’est pas un milieu anecdotique qu’on vient solliciter lorsque tout va bien. Il faut que nous puissions être considérés au même titre que les autres secteurs.

Emmanuel Macron en vidéoconférence avec les artistes

Emmanuel Macron en vidéoconférence avec les artistes, le 6 mai 2020

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© LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

Qu’est-ce qui vous a été répondu ?

Le Président disait quelques mots, mais il s’agissait surtout d’être écoutés. Cette rencontre a duré presque trois heures. Il y a eu la promesse d’un suivi et d’une discussion bis pour voir comment les choses auraient avancé. Il faut noter la présence de Muriel Pénicaud [ministre du Travail, NDLR] et de Bruno Le Maire [ministre de l’Économie et des Finances, NDLR], aux côtés de Franck Riester [ministre de la Culture, NDLR]. Les différents secteurs représentés étaient donc aussi ceux qui structurent l’activité économique. C’est un travail de longue haleine ; je ne maîtrise pas le fait d’être entendu, et que ce que je dis se transforme en acte. J’ai essayé de remplir la première étape de ce qui m’était demandé. Il faut prendre position, il faut que notre milieu se fasse entendre et soit considéré d’une autre manière que par le prisme du marché de l’art et de ses excès, et que nous soyons considérés comme des chercheurs, des personnes entraînées à penser, qu’on peut solliciter. Ce n’est pas innocent que des gens comme Bruno Latour [philosophe, sociologue et anthropologue, NDLR] fassent des projets avec des artistes : l’art est un champ dans lequel il est encore possible d’inventer des formats. Aussi, il va falloir soutenir les galeries, car c’est elles qui nous font vivre. Notre milieu ne vit pas uniquement des institutions ou de subventions, mais d’un marché privé qu’il faut considérer de manière positive. Il n’y a rien de plus sain qu’une personne qui décide de vivre avec une œuvre ! Les collectionneurs doivent, eux aussi, être considérés. 

« Je crois que l’art intéresse de plus en plus le public, parce qu’il a cette forme de liberté. »

Est-ce que vous avez le sentiment que les arts visuels sont le parent pauvre de la politique culturelle française ? 

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Il faudrait voir en termes de chiffres et comparer les flux économiques et le nombre de visiteurs qui fréquentent les expositions avec ceux des autres secteurs culturels. Cela étant dit, je ne pense pas que la bonne manière de faire avancer les choses soit de comparer des secteurs qui n’ont rien à voir, mais plutôt de définir ce qu’est l’identité de notre milieu et de le faire grandir, sans être dans la plainte permanente. Je trouve qu’il y a de plus en plus de monde dans les musées, qui forment quasiment une nouvelle religion. L’audience ne fait que monter, les choses avancent dans le bon sens. Je crois que l’art intéresse de plus en plus le public, parce qu’il a cette forme de liberté. Un artiste à qui on demande de faire une expo est assez libre, et le public peut sentir ça. Il faut aussi saluer les personnes qui ont pris le risque de démocratiser, au sens noble, ce que font les artistes, comme le galeriste Emmanuel Perrotin [qui représente l’artiste, NDLR] ou Beaux Arts Magazine. J’ai l’intuition que les choses changent dans le bon sens et doivent progresser. Ce qu’il faudrait, c’est que grâce au travail des uns et des autres, chacun sache ce que fait un artiste, et que notre travail soit vu par le plus grand nombre.





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