Bernard Frize, ou quand la spontanéité rencontre le protocole


C’est tout le sel de l’art abstrait. Puisqu’il ne raconte pas d’histoire et ne se perd dans aucune anecdote, il s’admire pour ce qu’il est – un ensemble de couleurs sur une toile vierge –, et captive. Dans le cocon immaculé de la galerie Perrotin, les dernières toiles du Français Bernard Frize (né en 1954) ouvrent la possibilité d’un moment de calme, d’échappée à la folie de la ville. Couvertes de coulures, de craquelures, de dégradés, d’amas et d’évanescences, elles sont comme des terres mélangées, des eaux colorées par une infusion, soumises aux forces impérieuses de la physique. Car pour réaliser cette nouvelle série, Bernard Frize a laissé les couleurs évoluer librement sur la toile : il a appliqué, à plat, de l’acrylique mélangée à de la résine, puis a laissé l’ensemble suivre ses propres chemins. L’idée ? Faire advenir la beauté de l’accident et de l’imprévu.

Bernard Frize, #3_Isit

Bernard Frize, #3_Isit, 2022

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Acrylique et résine sur toile • 110 × 85 cm • © Roman März / Courtesy de l’artiste et Perrotin

C’est sa signature : Bernard Frize n’aime rien tant que renoncer au rôle démiurge du peintre, à ses gestes comme à sa « touche », pour mieux inventer toutes sortes de processus de fabrication, et faire naître des séries de peintures homogènes. Sa rétrospective au Centre Pompidou en 2019 présentait chaque toile à côté de quelques mots résumant son principe. Exemples ? « Utiliser le mode d’emploi d’un pistolet à peinture pour peindre avec des brosses. » « Cinq personnes coordonnent et synchronisent leurs gestes ; les pinceaux passent de main en main sans quitter le contact avec la toile, et la couleur s’affadit et se salit. » Ou encore : « Un gribouillis polychrome et le fond violet est peint ensuite. » Chacune de ses explications étant formulée avec des termes limpides, pour revenir à une relation très concrète à l’œuvre d’art, et à sa fabrication.

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Vue de l’exposition « Comment puis-je te dire… » de Bernard Frize à la galerie Perrotin, 2bis avenue Matignon, Paris 2022

Vue de l’exposition « Comment puis-je te dire… » de Bernard Frize à la galerie Perrotin, 2bis avenue Matignon, Paris 2022

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© Bernard Frize / ADAGP, Paris 2022 / Courtesy de l’artiste et Perrotin. Photo : Tanguy Beurdeley

Pourtant, il précise aussi : « Le sujet de mon travail n’est pas de créer des processus et des règles, ce sont uniquement des moyens de faire mon travail ou de désirer travailler. La peinture est une manière d’explorer des idées et de leur donner un corps à habiter, afin d’être vues et partagées. » Autrement dit, ses peintures expriment un certain rapport au monde, que le processus se contente de révéler. C’est tantôt l’idée de se laisser aller, tantôt de travailler de façon collective, main dans la main, ou encore de voir « un instant de certitude dynamité »… Pour cette dernière série de toiles, Bernard Frize nous mène sur la piste de réflexions cosmiques, autour de l’ordonnancement naturel de l’univers : ici apparaît une tornade qui emporte avec elle les couleurs assombries, là des éclairs fendillent la toile. Et encore des nuages, des brumes intempestives, de minuscules tâches de peinture, comme des étoiles dans un ciel tourmenté, qui constellent l’œuvre… Et invitent à s’en rapprocher jusqu’à – presque – en sentir l’odeur, et s’y enivrer absolument, les yeux plongés dans un détonnant cocktail aux couleurs vives, intenses, hallucinogènes.

Alors que ses toiles portent des noms composés aléatoirement de lettres (Lonea, Isit, Maeq…), Bernard Frize a choisi d’intituler l’ensemble « Comment puis-je te dire… ». Idée féconde, qui ne fige rien, souligne l’incommunicabilité de l’art, une science délicate du sensible, une hésitation au seuil du grand spectacle. Un recul comme par modestie, d’un artiste qui souligne volontiers sa « nature sceptique ».



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