Be Natural, l’histoire cachée d’Alice Guy : “J’ai estimé qu’elle a été volée et je voulais lui rendre justice” – Actus Ciné


Première femme réalisatrice, productrice et directrice de studio de l’histoire du cinéma, Alice Guy-Blaché fait l’objet d’un documentaire passionnant, “Be Natural, l’histoire cachée d’Alice Guy”, actuellement en salles.

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AlloCiné : Quand avez-vous appris l’existence d’Alice Guy et compris qu’il y avait un sujet passionnant à explorer ?

Pamela B. Green : J’ai appris l’existence d’Alice Guy par un documentaire diffusé à la télévision américaine sur les pionnières du cinéma [Reel Models: The First Women of Film, NdlR] avec Minnie Driver, Susan SarandonHilary Swank qui parlent des réalisateurs de cette époque. Jusque-là, je ne connaissais cette période que grâce aux noms que portent certains quartiers ou immeubles (rires) ! A part Charles Chaplin ou d’autres très connus comme ça. Et dans ce documentaire, Shirley MacLaine parle d’Alice Guy en disant qu’elle a réalisé le premier film de fiction, c’est mentionné en passant. Mais après, on découvre qu’elle a écrit, réalisé, produit près de 1000 films, qu’elle avait un studio et là, je marque un arrêt. Donc je vais chercher sur Wikipédia mais à l’époque il n’y avait pas grand-chose (c’est mieux maintenant). Puis j’en parle avec ma grand-mère et je lis les mémoires d’Alice Guy. J’ai estimé qu’elle a été volée et je voulais lui rendre justice. J’ai toujours voulu faire quelque chose qui fasse changer le monde ou réaliser quelque chose aux gens. C’est avec [ce documentaire] que je l’ai fait.

On ressent ce vol dans le peu d’interviews qu’on a d’Alice Guy-Blaché et que vous placez dans votre documentaire. D’abord, parce qu’elle minimise sa contribution au cinéma… (elle coupe)

Mais oui ! Elle fait la petite mamie qui bricolait des films, mais tais-toi ! (rires) Ce qu’elle a fait était très difficile, faire du cinéma lorsqu’on ne savait pas trop en faire. Elle n’avait pas d’exemple sur lequel se baser. Et elle a fait tout ça avec une jupe et un corset !

Elle va même créer son studio à Fort Lee, là où se trouvent à l’époque tous les grands studios : Paramount, la Fox, la M.G.M., et elle a rivalisé avec eux. Pourtant, le nom d’Alice Guy-Blaché n’est venu aux oreilles du public que très tardivement, et le grand public ne la connait pas encore. Cette enquête que vous avez menée vous a pris combien de temps ?

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Cela m’a pris dix ans. Si vous parlez avec des historiens du cinéma, ils vous disent tous : “Mais tout le monde connaît Alice Guy !” Alors qu’en fait non. Il y a un petit groupe d’historiens du cinéma qui ne veulent pas changer l’histoire et qui disent la connaître, alors qu’ils ne la connaissent pas tant que ça. Car l’histoire c’est quelque chose de compliqué, qui change tout le temps au gré des découvertes. Le portrait actuel de l’époque muette n’est pas complet, notamment concernant Alice Guy. On m’a beaucoup dit que je perdais mon temps en travaillant sur elle, mais j’ai tenu bon car je voulais faire un documentaire grand public à son sujet.

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Elle a aussi été pionnière dans les effets spéciaux, ça c’est une découverte très intéressante : Alice Guy a mis au point des procédés qui sont encore utilisés aujourd’hui, évidemment modifiés par l’avancée des technologies. Elle utilise aussi très tôt la colorimétrie, par exemple. Pourtant, si on demandait à quelqu’un de citer un pionnier des effets spéciaux du cinéma muet, tout le monde citerait Méliès.

Parce que la publicité autour de la famille Méliès était puissante. Pourtant, Alice Guy était là avant. Elle a reconnu que les frères Lumière étaient les premiers à avoir fait un film de fiction, mais elle était pionnière des effets spéciaux. Sauf que pour elle, ce n’était pas important.

Être premier n’est pas forcément une bonne idée, car on peut se retrouver oublié. La première vidéo postée sur Youtube, les gens de MySpace… ils sont tous oubliés. Et Alice Guy a créé des choses nouvelles. Le cinéma était un vélo avec des roues stabilisatrices et elle a retiré ces roues. Elle poussait le cinéma pour obtenir de nouveaux résultats, c’est ce que font les inventeurs. On connaît Mark Zuckerberg ou Bill Gates, mais Alice Guy…

Lorsque le catalogue Gaumont fait le choix de ne pas mentionner Alice Guy parmi ses réalisatrices, il y a une volonté de l’effacer, selon vous ?

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Les premiers historiens du cinéma n’avaient pas beaucoup d’expérience et c’étaient des hommes. Et des choses ont été oubliées. A cette époque, l’historien étudie ce qu’il a connu et ne cherche pas à découvrir ce qu’il ne connaît pas. Il n’est pas facile de voir [les films d’Alice Guy], toutes les archives sont sur support papier car nous sommes avant internet et les réseaux sociaux pour retrouver les gens… Il y a deux guerres aussi ! En plus, à cette époque elle est vieille, donc on la regarde comme une petite mamie en se disant que ce n’est pas possible qu’elle ait fait tout ce dont elle parle. Donc il y a beaucoup de raisons.

Un historien m’a dit “mais il n’y a pas qu’Alice Guy qui a été oubliée”, c’est vrai, il y en a d’autres. Lorsque je le pouvais, j’en ai crédité dans mon documentaire, des gens qui ont aidé Alice Guy. (…) J’ai aussi essayé de l’humaniser, de ne pas la réduire à son oeuvre.

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Alice Guy-Blaché sous un parapluie

Dans le documentaire, sa fille Simone dit qu’Alice Guy était un peu autoritaire. Est-ce que vous avez d’autres témoignages qui détailleraient la façon dont elle se comportait sur le plateau pour gérer l’aspect technique, les acteurs, etc ?

J’avais un autre témoignage que j’ai dû couper. On y disait qu’elle était charmante, très intelligente, très bien éduquée, dotée d’un sens artistique et très talentueuse. J’ai aussi écouté les témoignages d’acteurs ou de gens qui travaillaient à Solax [le studio d’Alice Guy, NdlR] qui disaient qu’elle était très forte, avec un grand coeur (…). Son neveu travaillait à la Gaumont et dans ses mémoires, il dit qu’elle était très occupée avec tous ses tournages (…). Dans les entretiens d’elle dans les journaux, elle se demande pourquoi il n’y a pas plus de productrices.

Enfin, on découvre qu’elle a influencé le cinéaste Sergueï Eisenstein. Est-ce qu’elle l’a su ?

Si seulement elle l’avait su. Elle a changé le cinéma avec les films qu’elle a fait et avec l’influence qu’elle a eu sur Eisenstein, Hitchcock… Quand j’ai commencé à faire des recherches, c’est la première chose que j’ai fait. Si vous faites 1000 films, il y a forcément quelqu’un qui en a vu et qui s’est dit “je veux faire du cinéma”, car peu de gens faisaient du cinéma à cette époque. Et à l’époque, Hitchcock travaille chez British Gaumont et fait des titres. Je suis sûr qu’il a vu ceux d’Alice Guy. Quand je parlais d’Eisenstein on me disait “mais non, c’est bien après, il ne les a pas vu !” Et quand j’ai lu ses mémoires, comme on voit dans le film, il en parle bien. Donc il faut toujours chercher. Mais ce n’est pas facile car elle a tant de nom : Mme Blaché, Mme Guy-Blaché, Melle Guy, Alice Guy, Alice Guy-Blaché… j’ai même tenté “Madame Blanché”. Et en cherchant aussi avec les erreurs -ici un “n” en trop- j’ai trouvé des choses. Mais ce n’est pas facile, car c’est une femme, une femme française, dont l’histoire du cinéma n’est pas complète. Ça fait beaucoup ! 

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Elle a écrit beaucoup de lettres manuscrites et certaines en sténographie, il faut que je trouve quelqu’un qui sache décrypter cela. Quant à monsieur Gaumont, quand il écrit, on dirait des hiéroglyphes ! Quand je suis allé aux archives de la Cinémathèque française, on m’a dit : “on ne sait pas ce qu’il a écrit”. Comment peut-on avoir des documents sans savoir ce qui y est écrit ? Donc j’ai trouvé quelqu’un pour le faire et c’était la première fois qu’on apprenait sa correspondance avec Alice Guy-Blaché. Donc 70% de ce que vous voyez dans mon film est inédit.

 



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